Comme j’aime la métaphore du fil de chaîne pour décrire la succession des événements dans un récit, je dirais donc que la position des événements sur ce fil qui n’est autre que le temps, nous est donnée (par l’autrice et l’auteur) dans des indications (c’est-à-dire dans un scénario au niveau des didascalies). Celles-ci seront explicites très souvent, et parfois aussi implicites. Dans Jeanne Dielman (1975) de Chantal Akerman, la succession des jours est indiquée de manière très discrète, de simples marqueurs temporels. Aucun carton n’annonce Jour 1 ou Jour 2… Nous observons les gestes, des rituels, de Jeanne, répétés jours après jour (faire le lit, préparer le repas, recevoir un client…) et nous sentons implicitement la marche du temps.
Et pourtant, c’est précisément ce fil temporel qui rend perceptible l’effilochage progressif de son monde intérieur. Bien-sûr, nous n’avons pas toujours besoin d’être innovant, ce serait une tâche harassante. On peut se contenter sans nuire à notre récit d’une date précise (2010 – 2016 – 2019) ou plus ou moins relative (Trois ans plus tôt).
La parole est aussi un marqueur efficace : un souvenir évoqué, par exemple. Dans tous les cas que nous pourrions imaginer, nous devons penser ces références temporelles comme instruments dramatiques. Un récit exige des strates de temps dans l’esprit du lecteur/spectateur. Il a besoin de savoir quand se situe l’action pour lui-même se situer dans le récit. Nous ne saisirons vraiment ce qu’il se passe qu’en juxtaposant le passé, le présent et anticiperons.
Indéniablement, ces décalages temporels donnent de l’épaisseur à un récit, de la matière. Il n’est nul besoin d’expliciter que les scènes se succèdent, mais ces moments, bien que successifs, ne dépendent pas nécessairement les uns des autres pour exister de manière légitime. Un lien temporel peut aussi les unir, une espèce de passerelle entre deux moments temporellement distincts.
Envisageons une émotion, par exemple. L’Assaut (De Aanslag, 1986) de Fons Rademakers parle de mémoire et de culpabilité que l’enfant Anton transporte avec lui à l’âge adulte. Le récit se sert d’analepses et par conséquent d’une temporalité réordonnée pour démontrer comment le passé influence très fortement le présent. Maintenant qu’il est adulte, Anton cherche des réponses. Il rencontre des témoins et découvre des vérités qui modifient sa perception de ce qu’il croyait de son passé.
Dès lors, l’analepse nous permet de saisir les motivations et les émotions d’Anton dans le présent. L’analepse justifie l’intrigue parce qu’elle est d’abord une émotion.
Le lien pourrait être tout aussi symbolique. Un souvenir, une réminiscence, une allusion donnent chair à une idée plus grande puisqu’elle est devenue un symbole. Dans A Brighter Summer Day (1991) de Edward Yang, la mémoire n’est jamais là pour elle-même : elle symbolise à chaque fois la perte d’innocence, la collision violente entre un monde ancien, traditionnel, ordonné et un présent chaotique, incertain, marqué par l’errance de la jeunesse taïwanaise. Par exemple, les objets liés à l’enfance de Si’r ne sont pas de simples évocations nostalgiques, ce sont des symboles d’un déracinement et d’une fracture entre deux mondes devenus incompatibles. Dorénavant, une histoire collective n’est plus possible.
Ces moments si présent du passé nous invitent, nous, lecteur/spectateur, à comparer, à associer ou encore plus simplement opposer des moments d’une intrigue bien trop linéaire et, par conséquent, souvent ennuyeuse, voire, médiocre.
Je l’avoue, l’analepse est un risque. Rompre la linéarité, c’est casser l’élan de l’intrigue. Néanmoins, elle donne du sens, elle suggère des causes et des conséquences, en un mot, elle humanise le récit. Vos événements ne sauraient être anecdotiques.
L’analepse n’est pas seulement un marqueur temporel. En effet, lorsqu’une analepse est convoquée, elle ouvre au sein même du lieu un espace de mémoire, qui se greffe à l’espace présent. Le lieu est investi d’une double épaisseur : à l’action présente se superpose celle du passé. L’analepse devient palimpseste. Dit autrement, les temps se confondent dans l’espace (de la scène). C’est un bon instrument pour fouiller le caractère d’un personnage ; on comprend mieux entre quoi il oscille…
Demandez à Proust : il ne nous contredira pas. Acceptons donc que la mémoire participe pleinement à la construction de l’intrigue et à la découverte des personnages parce qu’ils se souviennent, qu’ils regrettent et qu’ils espèrent.