LE DÉVOILEMENT DANS LA RELATION

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Dévoilement

Le masque comme protection

Il est des personnages qui portent un masque pour se protéger. C’est une métaphore : comme dans la vie réelle, j’adopte et probablement grand nombre d’entre nous, des comportements, ou bien j’élabore patiemment une apparence, et ceci afin de me protéger de diverses menaces que je perçois. Qu’il y ait ou non une véritable menace, peu importe, car il s’agit d’une perception, c’est-à-dire d’une impression, d’une intuition peut-être, éminemment subjective, sensible et souvent passionnée.

Il figure parmi les menaces que je perçois des blessures. Elles me rendent vulnérables et, en vérité, qui se préoccupe de ma souffrance intérieure ; l’empathie n’est pas de notre condition humaine ; elle est un effort que nous devrions faire sur nous-mêmes pour être touchés au cœur par la douleur de l’autre. Donc, pour me protéger, je mets en place un mécanisme de défense.

Les Fraises sauvages (1957) d’Ingmar Bergman écrit par lui-même

La vieillesse, la proximité de la mort, et voilà que la réconciliation avec notre passé se pare d’une soudaine urgence. L’introspection est un voyage qui suit les chemins oubliés des blessures du passé. C’est au cœur que la parole de Bergman s’adresse. Une intériorité devient tangible. Nous sommes dans l’imaginaire d’Isak.

Le rêve est le moyen d’accès à sa réalité. Car qui peut atteindre une dimension cachée à laquelle nous aspirons néanmoins. Il y a des espaces et des temps dans notre existence qui font, lorsqu’ils sont sous les feux de la réminiscence, se désagréger la vaine image que nous offrions au monde, comme si elle nous déterminait. Un voyage en nous-mêmes nous libère du masque, le mécanisme de défense devient inutile et nous pourrions bien y trouver notre authenticité.

Le masque comme conformité

Pour éviter l’exclusion ou le jugement, il m’arrive de me rendre conforme à ce que les autres attendent de moi. Il y a ce maudit besoin d’appartenance. J’adopte donc un comportement, une posture, une apparence idoines. Aux oubliettes mon expression et ma capacité à créer du nouveau. Dans le milieu professionnel, souvent, le masque répond aux exigences du contexte. C’est s’oublier dans une attitude qui fait fi de mes valeurs personnelles.

Car c’est mon identité qui est mise à mal. Mes actions, mes croyances ne s’accordent plus à mes valeurs, à ce que je suis vraiment. Je me perds dans cette confusion. Et il faut du courage pour en sortir. Ou du moins, me faut-il comprendre quand le port d’un masque m’est bénéfique et quand il produit en moi une inauthenticité dommageable. Je l’avoue, il m’est difficile d’atteindre un tel équilibre.

Une affaire de famille (2018) de Hirokazu Kore-eda sur son propre scénario

Vivre en marge de la société et malgré cela afficher une apparence sociale digne est un défi que nous sommes en mesure d’éprouver, sinon de comprendre. Quand je dis apparence, il faut comprendre une surface de normalité et celle-ci est mise à rude épreuve dès l’arrivée de Yuri dans le foyer de cette étrange famille. Ils survivent, mais le masque social finit par se déchirer. Entre éthique et autorité, la famille éclate. Être soi-même dans un monde qui a d’autres valeurs que les nôtres est une tâche compliquée. Le désespoir de la petite Yuri est, quant à lui, bien authentique.

Le masque comme manipulation

Parce que, parfois, il me faut obtenir de l’autre ce que je désire, je succombe au mensonge. Je peux vouloir de l’autre qu’il m’accepte, qu’il me respecte ou probablement le plus souvent qu’il m’aime. Les situations sociales ont des points communs et pour ne pas me révéler trop tôt, de peur d’être trahi par moi-même, je me cache sous un aspect qui sied à mes interlocuteurs.

Ce que je veux ou ce que je désire est une force. Mais, je l’avoue, elle joue contre moi quand elle s’applique à me protéger du regard de l’autre. Elle oblique ce regard pour l’obliger à mes besoins, qu’ils soient émotionnels, bêtement physiques ou matériels.

Puisque ma vérité pourrait compromettre mes intentions, je mens. Je me convaincs d’une image qui n’est pas moi. Je peux vouloir paraître fort pendant que je suis misérable ; je peux vouloir me montrer libre alors que je confonds désir et passion et que j’en deviens servile. Le mensonge est un vain apparat qui me revêt et je ne sais si je peux ou je veux m’en défaire.

Le Jeu du Faucon (1985) de John Schlesinger écrit par Steven Zaillian

Quand un manque se fait sentir, on le recouvre d’un masque. Christopher et Daulton ne cessent de se mentir à eux-mêmes dans cette image qu’ils renvoient aux autres quand il s’agit pour eux de se justifier. Ils rêvent de s’assurer leur destinée par le respect, la reconnaissance, l’argent… illusions.

Peut-être n’ont-ils su trouver aucune réponse quant à leur désir d’être appréciés autrement que par le mensonge. Celui-ci devient survie quand nos vulnérabilités nous entraînent dans la chute. Et alors qu’on se croit libre, on s’aliène en fait à l’idée que notre imagination a cru bon de forger. C’est le cas de Christopher dont l’idéal brisé et la désillusion l’enferme dans le mensonge. Ses doutes, sa fragilité, sa confusion, il ne saurait les manifester.

Le masque comme oubli de soi

On s’apprécie tellement dans ce qu’on paraît qu’on en perd la conscience de notre être véritable. Un progrès énorme, mais teinté de médiocrité : les réseaux sociaux. Je m’explique. Si j’avais une présence sur un réseau, je ne serais pas enclin à présenter de moi mon image au quotidien. Je chercherais plutôt un idéal appuyé d’une mise en scène, de publications soigneusement pensées, mais faussement révélatrices, c’est-à-dire une perfection illusoire, mais je m’y plairais tant que je ne saurais m’en détacher.
Je deviendrai cette ombre. Je me figerais dans quelque chose qui n’évolue plus ou, dit autrement, j’afficherai non plus un idéal, mais ma propre mort. Il n’y a rien de vivant dans une image de soi qui n’est pas soi.

Socialement, dans la rue, mon apparence envoie un signal fort. Et l’écho que j’en reçois m’est plaisant. Alors sous cette pression de l’écho, je ravale mes sentiments et jusqu’à mes valeurs. Je ne me dissimule pas sous un aspect qui n’est pas moi, je m’y dissipe. Mes couleurs deviennent celles de la conformité ambiante. Je n’ai plus le courage de l’introspection et l’effort de me comprendre devient intenable.

Bienvenue à Gattaca (1997) d’Andrew Niccol sur son propre texte

La dévoration de soi par soi est un acte destructif, un sabotage. Ce peut être un acte conscient quand on en comprend les conséquences négatives. S’isoler, suivre une addiction, se négliger sont de tels comportements dont on assume la fuite qu’on croit faussement salvatrice. Ou alors, on ne prend pas la mesure de ce qu’il se passe en nous comme les traces qu’a laissé un traumatisme qui ne guérit pas. Face à nous-mêmes, nous devrions reconnaître notre impuissance. Vincent se fige dans l’illusion d’un être idéal afin de poursuivre son rêve.
Pourtant, nier son être véritable, c’est s’anéantir, disparaître dans l’identité d’un autre. Et s’aliéner dans la croyance en la perfection. En devenant Jérôme, Vincent n’existe que par et pour cette apparence. Et nous, devons-nous accepter cette négation de soi pour se conformer aux désirs imposés de la société ?

Le dévoilement dans la relation à l’autre

L’identité narrative

Suivons la pensée de Paul Ricœur. Afin de coordonner le passé, le présent et notre devenir, nous fabriquons nos propres récits, mais nous ne sommes pas seuls dans ce processus, les autres aussi racontent des choses sur nous. C’est ainsi que nous nous sentons vivants. Je prends pour exemple Slam (1998) de Marc Levin. D’abord, la notion de récit personnel. C’est en prison que Ray découvre le moyen d’exprimer ses émotions et de donner sens à son existence. La poésie slam est l’instrument de cette réinvention de lui-même.

C’est pourtant dans le regard de l’autre (ses codétenus dont l’un deviendra un mentor) qu’il rend tangibles donc compréhensibles les conflits qu’il lui faut assumer et ses propres aspirations. C’est effectivement dans les retours et le soutien quasi inconditionnel des autres que Ray aperçoit son identité. Et qu’il en tire un devenir optimiste.

Le symbole récurrent du slam lie le passé à l’avenir en passant par le présent. C’est lui qui autorise cette cohérence dans un parcours qui aurait pu être chaotique. Il offre non seulement une harmonie, mais aussi un horizon. S’il n’y avait l’autre, nous serions bien incapable de nous voir. Le regard de l’autre est la preuve qu’il y a bien davantage en nous que nous sommes enclins à le croire. Qu’est-ce qui me permettrait de penser que mon existence vaut quelque chose si ce n’est le regard de l’autre et ses actions envers moi ? Et réciproquement. C’est à un échange dynamique et continu que nous invite la relation à l’autre.

Et pour l’autrice et l’auteur de fictions, cela leur donne l’opportunité d’une multitude de situations conflictuelles. La différence est une source privilégiée pour le conflit et par celui-ci, nous nous enrichissons mutuellement. Nous nous obligeons nous-mêmes avec des certitudes, qu’elles soient sur nous-mêmes ou bien sur le monde. Dans cette confrontation à l’autre, nous nous départissons de nos préjugés (souvent imposés d’ailleurs par notre éducation ou notre culture), nous élargissons notre regard par le regard de l’autre.

L’abandon du masque

Nous l’avons vu, pour se protéger, on adopte un masque. Néanmoins, l’autre peut nous aider à y voir clair en nous. D’une manière ou d’une autre, d’ailleurs, autant par sa présence que son absence. Quant on pense insécurité, on pense d’emblée à la sécurité : voilà bien deux termes qui ne font un couple antinomique que par convention. Ainsi, si une relation nous apporte une sécurité affective, pourquoi devrais-je ressentir un malaise et m’obliger à porter un masque ?
L’autre me rassure et je me livre nu à lui. Je n’ai plus à craindre un jugement superficiel et je n’ai aucun désir à réprimer ce que je dissimulais jusqu’à ce que je le rencontre. Je suis vulnérable et je me l’avoue, non seulement à moi-même, mais aussi à lui.

Évidemment, cela ne peut se produire en un instant d’une insondable sincérité. C’est un effort qui exige du temps. Les moments partagés, autant agréables que déplaisants, renforcent lentement la relation jusqu’à l’abandon total de soi en l’autre. L’amour serait donc l’instrument de notre vérité. Et qu’est-ce que l’amour autre que l’acceptation de l’autre avec son lot de défauts, ses blessures ardentes, ses contradictions ? L’autre nous libère dans cette acceptation. Elle ne guérit pas, elle nous rend supportable, car, autrefois, avant l’autre, nous nous étions intolérables. Être authentique, c’est se réconcilier avec soi-même.

Persona (1966) de Ingmar Bergman d’après son scénario

Le masque est aliénant. Une fois posé sur le visage, il est presque surhumain de vouloir l’en arracher. Le refus d’Elisabet de s’exprimer par la parole est bien un masque qu’elle revêt pour ne pas avoir à affronter ses souffrances. Alors que les uns les expriment par la logorrhée, d’autres, comme Elisabet, s’emmure dans le silence.

Le masque est aussi un moyen de la protestation, un refus des attentes de l’autre devenues excessives pour l’acteur. De telles attentes harcèlent l’authenticité d’Elisabet qui y répond par un mutisme qui s’élève comme une limite infranchissable pour s’ouvrir à elle-même.
Ce mustime est une opportunité pour Alma d’occuper un espace dans lequel sa parole se répandra. Elle comble ce silence avec elle-même et, se faisant, s’identifie dans l’espace vierge ouvert par Elisabet.

Si j’admets que le langage par le biais de la parole me définit, alors, sans mot pour me définir, je suis une ouverture béante dans laquelle peut s’engouffrer tout individu. Alma pénètre ainsi Elisabet jusqu’à se confondre avec elle. Sans parole de l’autre pour la regarder, la juger ou la rassurer, il se crée un déséquilibre chez Alma qui favorise l’indistinction.

Cette combinaison de deux âmes en une est ce qui permet, à l’une comme à l’autre, de s’apercevoir à travers un corps étranger. La proximité corporelle fait sauter le verrou de l’imperméabilité. Alma absorbe l’âme d’Elisabet. Le discours de Bergman est que la reconnaissance de soi passe par une corporéité étrangère. Nous sommes aveugles de nous-mêmes tant que nous demeurons dans notre corps. En somme, le masque nous révèle autant qu’il nous dissimule. Aller à la rencontre de soi ne peut se faire qu’en nous détachant de notre propre corps d’où la nécessité de l’autre pour se connaître.

La Nuit des Masques (1978) de John Carpenter et Debra Hill

Ici, le masque ne cache pas une fragilité de la condition humaine, il est une négation de celle-ci. Il est vain de justifier ses actions par la raison. Myers est l’inéluctabilité. Le mutisme et le masque de Myers signifient que l’individu est réduit à une présence anonyme dans un monde totalement indifférent à notre existence. Il n’y a pas d’expériences, ni de singulières perceptions qui puissent expliquer les actions de Myers. Il est un néant.

Puisque Myers n’a pas d’existence véritable, il n’a pas besoin de l’autre pour s’apercevoir. L’humain est attaché à une corporéité qui est un motif de cécité sur lui-même. Pour sortir de cet obscurcissement, nous cherchons dans le regard de l’autre un indice, un signe de qui nous pourrions être véritablement. Mais Myers n’a pas d’âme à découvrir.

Paradoxalement, alors que nous voulons la vérité sur nous-mêmes, nous craignons que l’autre nous la verbalise. Quoi qu’il en soit, Myers, un être totalement déshumanisé, ne voit en l’autre qu’une proie, une chair à consommer aussi dépourvu d’âme que lui-même. Il n’a d’ailleurs pas plus conscience de l’autre que de lui-même ; il est une force sans nom.

Chez Myers, le masque ne masque rien ; il est seulement l’apparence de son inhumanité. L’autre n’est plus un réceptacle, il n’est que de la peur dont Myers s’abreuve gratuitement, car il n’y a rien à apaiser chez lui.
Ce qu’il faut en conclure est relativement simple : l’autre nous est indispensable si nous avons le moindre espoir d’atteindre notre vérité.

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