LE PASSÉ ET LES DIALOGUES

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C’est presque banal de dire que le passé est très présent dans le présent, même s’il n’est plus. Dès lors, comment un personnage peut-il se dire par ses dialogues ? Le personnage principal, Lee (Manchester by the sea (2016) de Kenneth Lonergan), est marqué à jamais par une tragédie qui a causé la mort de ses enfants. Ce que nous démontre ce récit est que le deuil ne peut jamais vraiment être dépassé.
Encore faut-il que nous comprenions ce que ressent Lee. Ce sera possible à travers ses relations avec son ex-femme et avec son neveu : des relations qui ne sont pas seulement une action, ce sont aussi une parole. Et celle-ci nous apporte la preuve que la culpabilité et le deuil de Lee règlent ses interactions.

Comprenons que nous sommes nos propres geôliers. Et quand nous lui demandons de nous parler, ce rustre ne nous dit que ce que nous voulons bien entendre. Elles sont toujours biaisées les réponses que nous nous donnons ; nous nous consolons comme on peut.
Le scénariste a ainsi une très belle ouverture devant lui pour permettre au lecteur/spectateur de participer à son récit. Par la parole de Lee avec Randi (son ex) et son neveu, nous interprétons d’abord le sens de ses paroles et, ensuite, le personnage nous est révélé, mais toujours progressivement.

C’est à travers les dialogues que nous comprendrons à quel point Lee s’est enfermé dans sa culpabilité et qu’il est incapable d’en sortir. Les conversations avec Randi servent comme contraste : elle exprime son remords envers Lee et surtout son pardon. Mais Lee est tombé dans les mailles d’une force qui le paralyse, il ne se pardonne pas. Comment pourrait-il alors accepter le pardon d’autrui ? Pourtant, Lee a un besoin de rédemption, seulement ce n’est qu’un désir, sans plus. Il croit d’abord qu’il a besoin de souffrir pour expier, pour rendre compte de ce qu’il a fait (ou croit avoir fait). En réalité, c’est un désir inconscient de se punir qui le guide.
Il confond ce désir (celui de ne plus souffrir, de s’effacer tant du regard des autres que du sien) avec un besoin (celui de se reconstruire). Mais des blessures ne cicatrisent jamais totalement. Seulement, Lee n’est pas prêt à l’accepter. Il n’apprend pas à aller mieux, comme le suggèrent ses conversations avec Patrick ; il apprend juste à porter sa douleur.

Les dialogues sont aussi le moyen de donner de l’épaisseur aux personnages, de la consistance, un poids qui déforme la fluidité du récit. Mais que reste-t-il de cette matière si les souvenirs n’existent pas ? Clémentine et Joel (Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) de Michel Gondry et Charlie Kaufmann) décident, afin de ne plus ressentir la douleur de leur séparation, d’effacer de leur mémoire les souvenirs qu’ils ont l’un de l’autre. Comprenons que c’est une mémoire partagée, celle d’une relation amoureuse, passionnée, affective.

Un personnage, bien que de fiction, n’en possède pas moins une identité. Elle nous incombe en tant que créateur de ces créatures. Cette mémoire qu’ils possèdent en commun est précisément ce qui les définit, non les événements qu’ils ont connus ensemble ou qui les ont affectés avant leur rencontre, mais bien les émotions qu’ils ont éprouvées par leur union.
Lorsque Joël décide de suivre lui aussi le traitement, la dissipation de Clémentine évacue dans le même temps ce qui fait de Joël ce qu’il est, son être même. Pour Gondry et Kaufmann, notre identité n’est pas seulement une totalité, elle est surtout une acceptation de nos expériences tant heureuses que douloureuses. Et ils nous communiquent cette idée par le moyen des dialogues. Vous savez, on a beau tenter d’essuyer les larmes, qu’elles ont déjà creusé leur lit et vouloir dissiper l’image de l’autre, notamment de l’autre aimé, c’est entraîner dans le néant son propres soi, son identité.

Certes, la temporalité est fragmentée et cela peut nous dérouter tout autant en lecteur/spectateur que scénariste. Une structure n’a pas toujours à être linéaire, un récit peut faire des allers-retours, parfois, c’est compliqué de suivre une telle sinuosité, mais ce n’en est pas moins illégitime.
Souvent, l’analepse devient anecdote ; c’est pourquoi on la croit perturbatrice dans le cours de l’intrigue et c’est voulu. Ici, elle n’est pas ce fil de trame qui interrompt un mouvement irréversible : elle est le souffle du récit. Le passé s’exprime en moments tendres, en moments de ressentiment et dans les répliques se fait aussi entendre un terrible sentiment de perte. Dans cette parole échangée, le surgissement sporadique du passé le rend terriblement présent. Et vivant. Espace et temps s’unissent dans la discontinuité des dialogues et l’éclatement n’est qu’apparent, dit autrement, il n’oblige en aucune manière le récit qui demeure tout à fait intelligible puisqu’il est encore un tout dont l’assemblage est significatif.

La réminiscence ouvre une strate temporelle et son contenu se détache du fil de l’action (le fil de chaîne si je persiste sur ma métaphore) afin de nous révéler des blessures et des échecs personnels. Le dialogue est alors révélateur de la personnalité de ces deux êtres et de la nature de leur relation et ainsi de ces trois arcs dramatiques puisqu’il est évident que cette relation évolue, elle aussi, indépendamment de celles de Joël et Clémentine.
Ainsi, dans une scène de dispute particulièrement amère, ce n’est pas tant l’affrontement présent qui importe que la résonance d’événements plus anciens, que les paroles, pleines de reproches et de malentendus, exhument sans artifice. Ne croyez pas à la spontanéité des dialogues, elle asséchera votre scène. Une parole se construit autour de frustrations, de renoncements, de reniements, d’obstination… et tout cela est enraciné dans une épaisseur à la fois temporelle et tragique. Dans un tendre souvenir, Joël s’avoue à Clémentine, car l’amour, le véritable amour n’est pas de se satisfaire d’un objet aimé, mais de fusionner pour ne faire qu’un et s’oublier dans une parole qui se livre sincèrement. Dès lors, les soubassements de son être, de son personnage, se transporte d’un souvenir à l’autre et, pour nous, autrices et auteurs, d’une scène à l’autre.

Malgré le désordre apparent du discours, la confession rend accessible l’édifice d’une personnalité, alors que, dans notre quotidien, nous ne faisons que la dissimuler : Aristote a bien raison de dire que la tragédie est une purgation.

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