MODULER LE TEMPS

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Moduler le temps par les dialogues est un bon outil pour atteindre le lecteur/spectateur. Mais pourquoi, me demandai-je ? Les dialogues fournissent des informations, verbalisent des conflits, indispensable, certes, néanmoins cela laisse le lecteur/spectateur dans sa position d’observateur. Parfois, il faut qu’il comprenne et comme il n’a pas le temps de raisonner parce que nous écrivons un scénario, l’information immédiate et claire lui est donnée.
Ce que je veux pourtant ce n’est pas qu’il se contente de contempler, j’ai besoin qu’il vive mon récit dans sa chair et dans son âme. Et pour cela, il me faut qu’il ait la sensation du temps.

Dès lors, il y a émotion. Lorsque la situation monte en tension, il faut de la durée. Une eau qui coule calmement, si on l’observe du coin de l’œil, on la trouve plutôt jolie… Continuons à l’observer, et la durée devient dramatique.
Quand une révélation tombe brutalement, toute l’action se suspend. Et si on ne laisse pas notre lecteur/spectateur s’attacher à un personnage, quelle importance aura sa mort si elle ne nous blesse pas ?

Les dialogues sont comme de la musique : du rythme, des silences… Quand un personnage s’exprime, c’est ce qu’il se passe en lui qui se manifeste. Un personnage à l’humeur labile, c’est bien par les dialogues qu’on perçoit cette instabilité. Et soudain, il devient volubile, n’est-ce pas son trouble qui éclate dans le monde ? Les échanges entre Jesse et Céline (Before Sunset (2004) de Richard Linklater) sont entachés de non-dits et d’une nostalgie ; on nous donne accès à l’intériorité et le temps s’étire, car nous sommes en temps réel (ou presque). Les silences et même ce qu’ils taisent quand ils conversent a un effet spéculaire sur nous ; ce n’est pas de l’empathie, le temps réel nous dissout dans l’action : il n’y a plus qu’un seul sujet, c’est-à-dire le personnage et nous. Et le temps devient subjectif, ainsi conscience du temps et les distorsions que nous en faisons.

Bergson a bien raison de dire que nous vivons le temps comme une durée personnelle à chacun d’entre nous. Elle est intérieure et se colore de nos émotions, de notre mémoire et de nos attentes. Le temps n’est pas mécanique, il s’étire ou se compresse selon notre état du moment : une rencontre agréable et le temps devient trop court ; les choses tournent au vinaigre et le temps s’étire… s’étire ! Quelle angoisse !

Ivan Locke (Locke (2013) de Steven Knight) n’a que des conversations téléphoniques. Et elles sont plutôt assez anxiogènes. Analysons quelques-unes de ces répliques :
Ivan :
Well hear this, Gareth. When I left the site just over two hours ago, I had a job, a wife, a home. And now I have none of those things. I have none of those things left. I just have myself and the car that I’m in.
Écoute bien ça, Gareth. Quand j’ai quitté le chantier il y a un peu plus de deux heures, j’avais un travail, une femme, une maison. Et maintenant, je n’ai plus rien de tout ça. Je n’ai plus rien. Il ne me reste que moi-même et la voiture dans laquelle je suis.

En seulement deux heures, Ivan subit un effondrement de son existence : il perd son emploi, sa femme et son foyer. Il exprime un effondrement brutal de son monde, concentré dans un laps de temps très court qui, sous la pression des conversations et des révélations successives, semble contenir une densité existentielle écrasante.
Ce n’est pas seulement une succession de faits ; c’est une condensation de toute une vie qui s’effondre en deux heures. Ces deux heures sont un temps de la mesure : pour Ivan, chaque appel, chaque mot, chaque silence se charge d’une telle intensité que son temps et celui du récit lui-même deviennent un instant qui contient toute une vie. Cette distorsion souligne comment l’angoisse peut étirer les secondes en une attente interminable ou, inversement, précipiter le temps vers une résolution redoutée.

Les dialogues conflictuels sont par leur nature même explosifs. C’est à une compression du temps qu’on nous invite tout comme dans un moteur à explosion dans lequel la pression éclate en une urgence. Dans Winter’s Bone (2010) de Debra Granik, les dialogues hachés entre Ree et les membres de sa famille, entrecoupés de silences hostiles, créent une tension glaçante. Le temps y est comme coagulé, chaque réplique pesée, chaque parole pouvant faire basculer le récit dans la violence.

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