NEXUS NARRATIF

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George A. Romero avec Zombie (1978) illustre la notion de nexus narratif. Le nexus est un centre autour duquel gravitent tous les composants dramatiques de l’œuvre, les personnages, l’intrigue principale et ses intrigues secondaires, les conflits interpersonnels autant que personnels. Il faut comprendre qu’un nexus est d’abord un réseau et, par là, il permet de créer des liens. Dès lors, tous les éléments faussement disparates communiquent entre eux pour former un ensemble, un tout ou dit autrement de la signification. Le centre commercial dans Zombie est précisément le nexus de ce récit, le lieu symbolique dans lequel se rencontrent les personnages, établissent des relations et, par ce moyen, mettent en place des situations conflictuelles. L’idée de Romero est de démontrer que le danger n’est pas extérieur, mais naît de notre incapacité à vivre ensemble, à débattre de manière constructive pour assurer notre survie.

Toutes les relations n’ont pas un aspect immédiatement spectaculaire. Quand elles n’apparaissent pas anecdotiques, c’est tout juste si le lecteur/spectateur les perçoit. C’est bien là que le nexus est fondamental : il crée des liens et découvre qu’aucune interaction n’est vraiment anodine. Ainsi, ne déconsidérez aucun de vos personnages. Plus concrètement, le nexus est comme un fil de trame : il donne de la matière au récit.
Ce que ressent un personnage ne participe pas au déroulement de l’intrigue, forcément linéaire pour être intelligible, mais il crée néanmoins une relation entre l’intime et l’intrigue, ce qui épaissit le personnage. Marcello (Le Conformiste (1970) de Bernardo Bertolucci) souhaite rentrer dans le rang. Mais qui est Marcello ? C’est un être qui a besoin d’approbation parce qu’après le viol qu’il a subi et le meurtre qu’il a commis, il est à la recherche d’une normalité dont il a été privé.

Dès lors, pour rentrer dans ce rang de la normalité, il adhère aux attentes de la société de cette époque : le fascisme, la bourgeoisie, ce qui lui permet de se fondre dans la masse et de nier ses tourments. Cela provoque néanmoins un effet inverse. Marcello accepte de commettre des actes immoraux et il se perd plus qu’il ne se trouve. Marcello s’est convaincu d’être comptable de ses propres pulsions qui lui paraissent honteuses. Il refoule ses désirs conformément à l’image de normalité et de pureté telle que propagée par la propagande fasciste. Et pour lutter contre sa culpabilité, son comportement devient extrême.
Sa relation avec Giula donne une texture à sa soumission : ce n’est pas de l’amour, mais un objet aimé conforme à l’apparence. Le nexus met au jour une attirance trouble pour Anna. Celle-ci lui renvoie l’image qu’il aurait pu devenir dans d’autres circonstances. Et il en a une peur panique. Une autre relation qui s’expose en analepse est le récit fondateur de son être. Par ce lien du nexus, l’explication de Marcello nous est fournie.

Le réseau pourrait mettre en place des relations pour ce qu’elles sont. Dès lors, il faut donner du sens au contenu de ces relations. Nous n’avons plus seulement un époux et une épouse, un maître et un esclave… Ce serait demeurer à la surface des choses. Toutes ces relations ont une charge symbolique ou affective, porteuse de sens. Donc, on ne cherche pas tant à savoir qui est avec qui, on essaie de comprendre ce que la relation révèle des personnages impliqués.

Dit autrement, la relation crée de la densité, de la matière. Les personnages ne sont pas seulement des constructions mentales étiquetées. Dans American History X (1998) de Tony Kaye, les rôles des personnages sont explicites, mais le récit les retourne, les interroge, ce qui compte, c’est ce que les relations expriment, contiennent et comment elles agissent sur les personnages. Derek est un modèle, un guide, presque un prophète pour Danny. Le récit montre que cette admiration dépasse l’amour fraternel classique : elle participe à une filiation idéologique, à une reproduction du mal par le lien affectif.

Seulement Derek devient autre et la relation devient rédemption. Du moins, s’il est possible de la détruire et peut-être qu’elle renaisse. Regardez comme la relation n’est pas figée parce qu’elle ne serait d’aucun intérêt pour nous, en tant que lecteur/spectateur. Les personnages évoluent séparément et la relation qu’ils entretiennent de même. Et c’est passionnant quand nous participons de cette relation.
Une autre relation, posthume celle-ci (donc analepses pour la montrer) est celle entre Derek et son père. Ce que cette relation met au jour est la transmission d’un poison idéologique par un homme qu’on admire. L’amour filial aveugle et Derek s’abreuve d’une vision faussée du monde. La proximité tue la lucidité. Rompre avec un être aimé, c’est mettre en question notre identité comme corrompue dès le départ.

Et comme le nexus est aussi inter-relationnel, la rédemption passe par une désillusion nécessaire incarnée par la relation entre Derek et Lamont. On oublie la dualité entre dominant et dominé, c’est un moment de basculement non d’un débat idéologique, mais d’une cohabitation, d’un autre type de proximité moins toxique.
La relation avec le mouvement néonazi aurait pu être vu comme un antagonisme traditionnel, comme le méchant de l’histoire. Ce serait déconsidérer cette relation : Cameron est un guide spirituel corrompu. Quand Derek s’en détache, il gagne son indépendance. Regardez comme le nexus aide à montrer ce qui nous est si inaccessible dans nos relations au quotidien.

L’holisme, un problème ?

Quand tout semble nécessaire, n’aboutissons-nous pas à une structure figée ? Terme fatal. Le nexus postule que chaque lien possède une raison d’être dans l’économie de l’œuvre. Mais à trop chercher la cohérence, on risque de nier le désordre du réel, l’absurde, l’incongru, tout ce qui fait aussi la richesse d’une fiction qui respire.

Roland Barthès nous introduit à son concept d’effet de réel qui consiste en des détails dont on ne comprend pas très bien la présence, mais qui, néanmoins, participent de l’illusion de réalité. Ils donnent de la matière à la fiction pour rester dans mon propos. Lorsque la scène que j’écris me paraît manquer de vraisemblance, alors j’ajoute le détail qui va bien pour renforcer cette impression. Un très bel exemple est Aftersun (2022) de Charlotte Wells. Ce sont des gestes ou des objets comme moments suspendus. Indifférents à l’intrigue, ils participent à la création de la vraisemblance, ils vivifient et cette sensation de vérité est ressentie par le lecteur/spectateur. Calum, par exemple, a une manière bien à lui de poser sa serviette sur son épaule au sortir de la piscine. Ou encore ces plans lents et silencieux qui font seulement exister un temps vécu sans chercher la moindre progression dramatique.
Charlotte Wells ancre un souvenir dans la matière sensible de son récit, à travers un objet, un geste, une lumière, en une espèce de madeleine de Proust. Le temps ne s’écoule plus comme une ligne, il s’épaissit, devient affect et présence.

On regarde, on n’observe pas, les personnages être, simplement être.

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