Lorsque je me mire, je me révèle en tant qu’être et imagination. Cette image est une composition de rêves, de souvenirs, d’émotions : elle est une expérience intérieure. Que sont ces contours qui m’apparaissent ? Un spectacle non pas du dedans, mais du dehors. L’enfant ne se reconnaît pas dans le miroir. Sa main griffe vainement le reflet.
Curiosité envers le monde ou peur de l’étranger, c’est l’autre qui se manifeste à lui. Sa conscience fait silence.
Sans le passé, point de responsabilité envers ses actes. Néanmoins, être vu, c’est être jugé. Qu’attend de lui cet autre dans lequel l’enfant se mire ? Le vieillard aimerait-il retrouver le mutisme de sa conscience ? Brûler ce vieil homme et renaître ? Soulager le poids de ce regard ? Cette image qu’il contemple le trahit, car ce qu’il sait de lui-même et ce reflet que le miroir renvoie ne coïncident plus.
Un corps qui se corrompt est une désappropriation. Avant, tu avais une fonction, des relations et des activités, me dit le miroir. Maintenant, qu’as-tu ? Maintenant, tu es devenu.
On parvient tous, du moins les plus chanceux, à un âge où le miroir n’est plus une source d’étonnement. Une familiarité s’est installée entre nous et nous. Le miroir nous dit qui on est alors qu’il y a encore peu, on se questionnait ou on se surprenait. On gagne en harmonie et en réconciliation. On se console en somme. Il n’y a plus d’étrangeté dans cet être vieilli, seulement une continuation de son identité.
L’eau du temps a creusé de profonds sillons qu’on a bien tenté d’endiguer, puis vint le moment de l’acceptation ou de la résignation. Un reflet bien trop connu clôture l’imagination. Ni jardin, ni cour où elle s’écoulerait. Dans la profondeur de son miroir, l’enfant rêve d’un autre monde. Sous l’apparente tranquillité du miroir, le secret d’un devenir y est enfoui dans les profondeurs.
Pourtant, dans le regard du vieillard se dessine une image sans murmure. Autrefois, le rêve était une résistance. Maintenant, le reflet ne suggère plus rien. Jadis, l’image vivait. Maintenant, elle est d’une docilité désespérante. Même dans le désert, quelque chose vibre. Mais ici, dans ce miroir, l’image est désespérément glacée. L’image dans le miroir du vieillard fait un mauvais silence.
Scénariste, que vois-tu dans ton miroir ? L’enfant qui dialogue encore et toujours avec son imagination ou bien le vieillard noyé dans son habitus, dans l’ennui ?
Il est vrai que c’est moi que je vois dans le miroir. Quoique celui qui ne s’y reconnaît pas pourrait être l’objet d’une étude scénaristique ou théâtral. Ce moi qui se mire, c’est ma conscience que je jette dans le monde sans vraiment y avoir été invité et sans non plus qu’on m’ait demandé si je pouvais décliner cette invitation. En vérité, je possède une richesse intérieure. Je pourrais m’isoler dans les montagnes, accompagné seulement de ma pensée et de ma solitude, pendant dix longues années, et pourtant, cette conscience qui m’anime cherche d’abord à s’adresser à autrui.
Qui suis-je si je n’existe pas dans le regard d’autrui ? Donc, dans ce miroir, c’est la même image que je renvoie de moi aux autres. Et puisque je m’observe comme si ce n’était pas moi, je pense avoir un contrôle sur ce que je manifeste de moi pour les autres. Et parfois, je suis en désaccord avec moi-même.
Laissez-moi prendre l’exemple d’une poterie réalisée de main de maître par un artisan-potier. La perfection de cette chose fait qu’elle est achevée. Il serait vain de vouloir l’améliorer encore, elle est parfaite telle qu’elle est. Elle sera mon symbole parfait, pur et ultime. Contrairement aux nymphes de Mallarmé, insaisissables pour le faune dans son état de somnolence, cette beauté de la poterie nous est accessible parce que nous y voyons une esthétique autour de laquelle il y a un consensus culturel. Par là, elle est munie d’une propriété objective qui nous permet de la définir.
La conscience, tout comme les nymphes, est une eau vive qui ne se laisse point attraper. Et c’est le souci avec la perfection : comme elle est finie, elle ne peut plus devenir. Elle est devenue. L’image du vieillard est cette étrange perfection alors que celle de l’enfant se crée. L’image du vieillard est chose tandis que celle de l’enfant est invention. D’un côté, une conscience achevée de mémoire, de l’autre une promesse, une imagination toujours en fuite vers l’invention d’elle-même.