Résoudre ses problèmes est comme une seconde nature. Et peut-être même, pas seulement humaine. Nous avons un désir incessant de comprendre, à la fois le monde et nous-mêmes, ne serait-ce que de donner un sens à notre existence !
Et vous savez quoi ? Ces réponses que nous exigeons de nous-mêmes et des autres ordonnent nos émotions et par là, nos actions, et bien-sûr, elles déterminent nos relations. On est anxieux, on n’est sûr de rien, mais pas seulement : nous avons aussi nos moments d’allégresse. Nous avons tant besoin de cette lumière pour que s’écoule la pénombre des incertitudes, c’est plus qu’un désir, une nécessité.
Face à une œuvre dramatique, nous sommes dans le même engagement tant émotionnel qu’intellectuel. Certaines scènes, pour être efficaces, imposent de la tension, c’est-à-dire un doute et de l’incertitude. Pourquoi résoudre dans la foulée une situation conflictuelle ? Comme dans nos vies, elles durent. Et si nous retenons des informations, le lecteur/spectateur les anticipent. Que se passera-t-il ensuite ? se demande-t-il.
Quand un personnage cache ses intentions, ce qu’on perçoit confusément par ses contradictions et un comportement imprévisible, nous ressentons de la confusion. Que cherche-t-il ? se demande-t-on.
Bien plus qu’anticiper, nous imaginons des solutions. La tâche de l’autrice et de l’auteur est de provoquer cette incertitude quant aux résultats. Mais nous, on veut de l’harmonie. L’auteur nous fait suivre des sentiers sur lesquels nous nous abreuvons de mots puisés dans une source qui nourrit et transforme. Artisans des mots, l’autrice et l’auteur modifient la matière dramatique pour produire de l’ambiguïté. The Farewell (2019) de Lulu Wang est exemplaire. Le conflit intime qui anime Billi est essentiellement moral, entre vérité et incertitude. Doit-elle jouer le jeu comme tous les autres et ne pas révéler à la grand-mère son état de moribonde ? C’est un questionnement qui ne nous étonne pas.
Comme Lulu Wang retarde la réponse, cela crée une dynamique entre nous et les dilemmes des personnages.
Nous suspendons temporairement notre jugement critique afin de profiter pleinement du spectacle. Ce qui veut dire que nous ne sommes plus des observateurs. C’est carrément du vécu auquel on nous convie. Tout comme le ferait un tableau, l’esthétique d’une scène ou d’une séquence parle à notre esprit, à chacun le sien. Nous ne sommes pas passifs, nous ressentons quelque chose, globalement similaire, toutefois, avec quelques différences, car, ce qui nous distingue, c’est que nous ne vivons pas exactement la même vie, alors, quand quelque chose est suffisamment puissant pour nous atteindre au cœur, côté passion, on réagit à notre manière, sincère d’ailleurs.
Plutôt que de chercher une cause solide à ce qu’il se passe maintenant, lions nos scènes par l’émotion. Il n’y a rien de plus fluide qu’une émotion. 107 Mothers (2021) de Péter Kerekes fonctionne précisément comme cela. Ne cherchez pas d’intrigue linéaire : seules les émotions et les relations de ces femmes justifient les scènes et les séquences. L’émotion, c’est l’assurance de la participation.
Et celle-ci, c’est comme pénétrer dans une forêt à la tombée du jour. Tout est encore perceptible, pourtant, la pénombre s’épaissit, on devine le cours de la rivière, mais on n’en identifie pas la source. Et cette tension est enivrante, on se laisse prendre au jeu de l’autrice et de l’auteur, nous marchons à l’intérieur du récit. On s’implique davantage, on reconnaît ce par quoi passent les personnages : anxiété, émotion, jubilation… nous sommes devenus familiers du récit.
Il fut un temps où le résultat de la tragédie était une purgation des passions ; pendant longtemps et encore aujourd’hui, on accuse nos passions de nous distraire de la bonne conduite ; le problème n’est plus là, car, ce que le lecteur/spectateur veut entendre en lui est un apaisement après l’attente devenue palpable de la résolution du récit (au climax, l’ultime affrontement, ou au dénouement).
Évitons de le frustrer, donnons-lui au moins quelques matières qu’ils puissent ruminer, quelque chose qui le retienne encore un peu dans le récit bien après sa conclusion. Délivrons-le des tourments que nous avons pris le malin plaisir de lui inspirer.