D’abord, il y a moi, normalement unique et identique en mon esprit, et puis il y a les autres, tous les autres, une multitude d’autres qui sont l’altérité. Nos personnages ont un point commun : ils sont tous des êtres fictifs, mais différenciés. Et ce qui pose la différence est le rapport qu’ils ont entre eux. Ce n’est pas leur qualité singulière qui fait qu’on les distingue, mais le fait qu’ils ne sont pas au même niveau.
Donc, comme le propose Montaigne, la relation passe par la reconnaissance de l’autre et de sa différence. Concrètement, je découvre l’autre dans sa différence puisqu’il n’est pas moi. En tant que scénariste, nous pouvons emprunter ce chemin. Mabel (Une femme sous influence (1974) de John Cassavetes) souffre d’être différente. Et Nick, qui l’aime profondément, souffre aussi de ne pas réussir à la protéger.
Il voudrait que sa femme soit convenable. Toutefois, ce qu’il ne saisit pas, c’est son propre inconfort vis-à-vis de la différence. Il ne veut pas faire de Mabel un objet conforme, il est simplement incapable de la comprendre. Nick vit dans un monde qu’il a bien ordonné ; or, Mabel est comme un accroc. Il aime cet aspect autant qu’il le redoute ; il le perçoit, en effet, comme une menace pour sa propre stabilité. Il rêve d’une version convenable de Mabel, mais, celle-ci ne saurait se départir de sa singularité. Et cela, Nick ne le comprend vraiment pas.
Nous pouvons nous l’avouer : l’incommunicabilité dans un couple est patente. Nick le sait. Alors, il prend un risque et renonce à vouloir changer Mabel. On ne dompte pas l’indomptable. Dans l’amour, il n’y a pas de réciprocité. Mabel est incapable d’un effort envers Nick. Pourtant, Nick continue à l’aimer, mais sans la comprendre. C’est une acceptation de l’altérité dans l’aveuglement. C’est le récit d’une passion amoureuse.
Cette rencontre entre Mabel et Nick est la preuve sublime d’une volonté qui s’efface devant l’altérité. Mabel s’offre sans filtre aux regards et elle dérange, car l’ordre social et conjugal s’en accommode mal. Levinas dirait que Nick est engagé envers Mabel, il ne peut pas ne pas lui répondre. C’est une responsabilité à laquelle il est obligé, à son âme défendant. Voilà que j’appuie mon propos avec The Rider (2017) de Chloé Zhao. Brady rend visite à son ami Lane très gravement diminué depuis un accident de rodéo. Pensons-nous qu’il s’agit de compassion ? Point de routine dans ces visites, mais une reconnaissance. Brady ne porte pas le regard sur ce qu’est devenu Lane, il voit encore en lui le cavalier émérite, un alter ego.
Brady ne peut sauver Lane et il le sait très bien : point de salut dans son geste. Mais une responsabilité au sens que Levinas lui donne : Accueillir la fragilité de l’autre comme une vérité qui m’oblige, sans chercher à la résoudre, mais à en être le témoin actif. L’autre n’est pas un problème à résoudre. Quel que soit ce qu’il présente à notre regard, nous ne devons y voir qu’une existence, humaine qui plus est.
Cet engagement moral, cet accompagnement, est de notre responsabilité envers autrui. Nous devons nous ouvrir à l’altérité, reconnaître la présence de l’autre dans notre humanité partagée, dans nos souffrances partagées. Une autre approche de la responsabilité est celle de Ricœur. D’abord, l’autre n’est ni différence, ni menace, ni admiration. Il me serait difficile d’entrer dans les détails, retenons alors simplement que la simple présence de l’autre m’oblige. Si vous avez un personnage qui est dans ce cas, c’est-à-dire par responsabilité, on peut induire culpabilité, sacrifice, une espèce de dette quelle qu’elle soit envers un autre, alors vous le verrez agir pour l’autre sans rien en attendre en retour. C’est un acte gratuit qui peut s’opérer au détriment de l’autre parfois.
Il s’ensuit un conflit intérieur. En effet, pourquoi aider l’autre, pourquoi le protéger et si cet autre a commis une faute, pourquoi vouloir la prendre sur soi ? Voilà bien quelque chose d’intéressant à fouiller chez un personnage. Le fils a commis un crime, le père cache la faute. Pourquoi ? Non pas pour lui éviter d’être puni par la justice des hommes ou celle de Dieu, mais plutôt parce qu’il se considère responsable d’une manière ou d’une autre de la faute commise par son fils.
Une construction mentale
Dans une relation, l’autre ne nous apparaît pas tel qu’il est, mais selon l’idée que nous avons de lui (ou d’elle) ou bien selon l’idée de l’idée que nous pensons que nous lui apparaissons. C’est bien d’une construction dont il est question ici. Notre vie affective, nos expériences passées et certainement toute une foule d’autres choses font que nous reconstruisons l’être qui est face à nous. Ainsi, en tant que scénariste, je peux définir comment et pourquoi un de mes personnages ressent envers un autre personnage une menace, une fascination ou bien simplement qu’il ne le comprend pas.
Pádraic et Colm (Les Banshees d’Inisherin (2022) de Martin McDonagh) sont amis depuis toujours. Colm rompt soudainement avec Pádraic. Comment le comprendre ? Alors Pádraic ressent cette rupture comme une trahison. C’est naturel, après tout. Et de cette déconsidération, Pádraic fait de Colm un ennemi. Mais Colm n’est pas l’ennemi. Il ne le devient qu’au regard de Pádraic qui interprète ou projette sur Colm un ressenti d’hostilité, dont Colm est pourtant innocent.
Ainsi, notre imaginaire nous donne une version du réel très subjective et parfois totalement fausse. Réciproquement, et cela participe de l’évolution d’un personnage, il sera amené à déconstruire sa perception de l’autre. Ainsi, dans Gran Torino (2008) de Clint Eastwood, Walt est tout empli de préjugés (il a fait la guerre de Corée) envers ses voisins, les Hmong. Puis, contraint par les circonstances, il se rapproche d’eux et découvre alors qu’ils ne sont pas les autres qu’il croyait. Les Hmong ne font pas d’effort particulier pour s’adapter aux regards ; c’est bien celui de Walt qui change.
