SCÉNARIO : LAURA – OTTO PREMINGER

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Nouvel exercice d’analyse structurale d’un scénario selon le paradigme des trois actes de Syd Field revisité par Charles Deemer.

scénarioLaura (1944) de Jay Dratler, Samuel Hoffenstein et Elizabeth Reinhardt, d’après le roman de Vera Caspary (de 1943). Mise en scène de Otto Preminger.

Laura ne manque pas de rebondissements ce qui peut rendre difficile une analyse de sa structure. Laura est une histoire d’amour et d’obsession débordant de suspense. L’efficacité de cette histoire est redoutable.

L’accroche

Nous ouvrons sur une voix off, celle d’un journaliste arrogant et guindé qui jouera un rôle majeur dans l’histoire, et nous apprenons d’emblée qu’une femme nommée Laura a été assassinée, mourant d’une « mort horrible ». « Un autre de ces détectives est venu me voir« , dit le journaliste mondain – et notre histoire commence.

Complication

Le détective chargé de l’enquête fait du journaliste qui est aussi le narrateur de cette histoire un suspect.

scénarioCette Complication telle qu’elle est interprétée par Charles Deemer indique à sa manière que le personnage principal n’est ni Laura, apparemment assassinée, ni le détective Mark McPherson, qui tombe amoureux du portrait de Laura accroché au-dessus de la cheminée.
Le personnage principal est Waldo Lydecker, le narrateur. L’usage d’un narrateur n’est pas réservé au seul genre du film noir mais ici, il nous permet de faire la démonstration que le protagoniste (McPherson) n’est pas toujours le personnage principal d’un récit et que la fonction d’antagoniste peut s’appliquer à un personnage principal.

Call to Action

Laura commence par la mort de Laura. Le détective McPherson est sur l’affaire, mais cela ne fait pas nécessairement de lui le personnage principal. Le film s’ouvre sur la narration de Waldo Lydecker, un célèbre chroniqueur rappelant un peu le Svengali mais mondain, ce personnage de fiction du roman Trilby de George L. Du Maurier, vis-à-vis de Laura.

Apparemment, Laura était une fille adorable que Lydecker a prise sous son aile et transformée en quelqu’un d’important. Bien que Lydecker n’ait jamais fait allusion à une quelconque romance entre eux, il était extrêmement jaloux de tout homme qui entrait dans la vie de Laura.

Néanmoins, Laura s’est éprise de Shelby Carpenter, un homme assez simple avec un nom aristocratique, mais sans argent. Selon Shelby, le couple s’est fiancé… bien que Lydecker affirme que la mort de Laura coïncide avec le moment où elle allait rompre avec Shelby.

La tante de Laura, Anne, semble également avoir eu un intérêt romantique pour Shelby, ce qui apporte une touche d’étrangeté à l’ensemble. Tous trois dépeignent Laura comme un ange sur terre, mais quelqu’un l’a tuée d’un coup de fusil en plein visage. Néanmoins, les choses se compliquent lorsque Laura réapparaît, vivante et en bonne santé…

C’est dans votre premier acte que germe ce qui deviendra le thème de votre histoire. Votre héros ou votre héroïne veulent une chose mais en fait ont besoin de tout à fait quelque chose d’autre qui diffère de leur objectif et qui est universel. Le don de soi par exemple est un concept général à la portée de tous même si chacun juge ce concept différemment, il n’en reste pas moins un concept universel.

À la fin du film, le personnage principal sera plus indépendant ou responsable, moins craintif ou égoïste, ou aura trouvé l’amour, la foi, le pardon, la confiance ou l’acceptation ou bien encore, comme ici dans Laura, la rédemption. C’est à vous de doter votre personnage principal d’un besoin qui crée un thème approprié pour votre histoire. Le thème est généralement introduit par un personnage ou une chose secondaire, et non par votre protagoniste. Il peut s’agir de quelque chose qu’il voit ou d’une ligne de dialogue avec quelqu’un d’autre.

Une fois que vous avez présenté votre héros avec son objectif et son thème et que vous l’avez montré dans son environnement, il est temps de passer à l’action. Cet incident déclencheur est le catalyseur qui met tout en branle. Il doit briser le statu quo de votre personnage principal et l’empêcher de revenir à la normalité par la suite.

Cet événement est une action qui survient au héros ou à l’héroïne ; il n’en sont pas la cause. Dans les drames traditionnels, l’appel à l’action (ou Call to Action) prend souvent la forme d’une mauvaise nouvelle. C’est à vous de montrer à l’écran un événement important auquel votre héros devra faire face.

Donc, comme Waldo est notre personnage principal, le Call to Action sera donc la rencontre entre lui et Laura. C’est une rencontre qui a eu lieu avant le début de l’histoire. C’est un exemple d’incident déclencheur a priori comme dans Juno.
La condition même du récit s’est produite avant le début de l’histoire ce qui renforce, à mon avis, la présence de Waldo en tant que narrateur.

Le premier nœud dramatique : la fin des illusions de Waldo

Laura dit à Waldo qu’elle s’est engagée envers un autre homme. Waldo considère cet autre non pas tant par le mépris mais plutôt qu’il ne mérite pas Laura. La nuance est subtile mais ce que Waldo cherche à dire, c’est que lui, par contre, est tout à fait digne de l’amour de Laura.

Intéressons-nous à la séquence d’ouverture

Le film commence par la voix off de Waldo Lydecker qui se souvient : « Je n’oublierai jamais le week-end où Laura est morte. Un soleil argenté brûlait dans le ciel comme une énorme loupe. C’était le dimanche le plus chaud dont je me souvienne. J’avais l’impression d’être le seul être humain restant à New York…« 

Tandis que la voix off continue, la caméra se déplace doucement, sensuellement, comme si elle exprimait la présence féminine mais absente de Laura, le long d’armoires en verre contenant des objets d’art fantaisie, devant une horloge de salon (qui deviendra un objet clé de l’intrigue, puisqu’elle est utilisée pour ranger l’arme du crime).

La caméra continue à faire un panoramique vers la droite pour cadrer en plan large le détective Mark McPherson, au moment où la voix off nous informe « …un autre de ces détectives est venu me voir. Je l’ai fait attendre. Je pouvais le voir par la porte entrouverte.« 

Dans le même plan continu, la caméra fait un panoramique vers la gauche pour suivre McPherson qui se dirige vers l’horloge de salon qui sonne. Lydecker nous informe qu’il n’existe qu’une seule autre horloge de ce type et qu’elle se trouve dans l’appartement de Laura, « la pièce même où elle a été assassinée« .

Tout ce scénario – l’horloge, l’arme du crime et le meurtre – se répétera dans la scène finale du film, qui est un écho formel de cette séquence d’ouverture. L’horloge est un élément important de l’intrigue qui préfigure le lien entre la victime (Laura) et le meurtrier (Lydecker).

La voix off de Lydecker appelle McPherson, ce qui entraîne une coupure et la fin de cette longue prise de 1’35 », alors que la scène se poursuit dans la chambre de Lydecker. La narration au passé fait maintenant place à un dialogue au présent. Le reste de la séquence, un tête-à-tête entre Lydecker et McPherson, se déroule dans un style de montage plus conventionnel, mais avec des prises toujours considérablement plus longues que la moyenne.

Cependant, ce langoureux plan d’une caméra mobile qui ouvre le film donne le ton et le style visuel d’une grande partie du film. Nous sommes introduits à Lydecker par un panoramique rapide (un Swish Pan qui consiste en un mouvement de rotation rapide de la caméra sur le plan horizontal. Ce mouvement à l’intention souvent symbolique crée un effet de flou assez désorientant) qui révèle Lydecker allongé nu dans la baignoire en train d’écrire sur sa machine à écrire.

À un moment donné, il demande à McPherson d’aller chercher son peignoir, et alors que la caméra fait un panoramique à droite avec McPherson, nous entendons Lydecker sortir de la baignoire, s’exposant ainsi à McPherson, un parfait inconnu. McPherson établit un contact visuel très significatif dans sa direction, indiquant au spectateur qu’il a vu Lydecker nu.

Le célibataire séduisant qu’est Lydecker est codé avec toutes les significations hollywoodiennes habituelles de l’homosexualité : sa nature pointilleuse, son esprit, sa diction lettrée, son appartement décoré de façon fantaisiste, son apparence soignée et sa profession d’écrivain et d’intellectuel.
L’exhibitionnisme flagrant de Lydecker crée une tension sexuelle (dans le cas de Lydecker, peut-être homoérotique) qui souligne toute la dynamique des personnages (Laura/McPherson/Lydecker et le glauque Shelby Carpenter qui est fiancé à Laura mais qui est convoité par la propre tante de Laura, Ann Treadwell).

Le Swish Pan mentionné ci-dessus, qui ponctue la demande de McPherson « Mr Lydecker ?« , sera utilisé à nouveau comme dispositif de connexion entre Lydecker et l’arme du crime dans la scène finale du film.

Dans cette scène finale, Lydecker est révélé comme étant le tueur lorsqu’il tente de tuer Laura pour la deuxième fois. (Dans une révélation antérieure de l’intrigue, la victime que l’on pensait être Laura était une amie, Diane Redfern, qui portait le déshabillé de Laura au moment où elle a reçu une balle en plein visage. Le coup de feu avait défiguré son visage au point de le rendre méconnaissable).

Plus tôt dans la scène, Laura a rompu la relation qu’elle entretenait depuis longtemps avec Lydecker. Lydecker, meurtri, semble quitter l’appartement, mais reste en fait dans l’escalier, à l’insu de Laura. Laura se prépare à se coucher en éteignant les lumières du salon et en se retirant dans sa chambre. Lorsqu’elle entre dans sa chambre, la caméra effectue un panoramique identique à celui qui nous a introduit à Lydecker dans la séquence d’ouverture, cadrant l’horloge de salon et une porte adjacente. Lydecker entre discrètement dans la pièce sombre par la porte et récupère le fusil qu’il sait être caché dans la cavité de l’horloge.

Laura est sauvée in extremis par l’intervention de la police. Le film se termine sur un gros plan de l’horloge brisée. Le premier nœud dramatique qualifié de rupture est alors légitime car l’aveu de Laura à Lydecker qu’elle a rencontrée un autre homme crée chez Lydecker une blessure insupportable.

Le point médian

Le détective fouine dans l’appartement de Laura, tombe amoureux de son image (le grand portrait au-dessus de la cheminée) et s’endort. Il est réveillé lorsque Laura elle-même revient d’outre-tombe. Elle n’est pas morte !

Le second nœud dramatique

Shelby et une autre femme se trouvaient dans l’appartement de Laura quand on a sonné à la porte – et l’autre femme a répondu en portant la chemise de nuit de Laura et a été assassinée. Qui a commis ce crime ? L’enquête se poursuit au milieu d’autres rebondissements, mais le point essentiel est le moment où Laura annonce à Lydecker qu’elle ne le reverra plus jamais.

La quête de Lydecker pour conquérir Laura (cette quête désigne Lydecker comme personnage principal) est l’élément moteur de l’histoire sur le plan émotionnel, alors que l’enquête sur le meurtre se déroule dans un suspense considérable.

Résolution

McPherson trouve l’arme de Lydecker dans l’horloge, le coupable est découvert. Lydecker pensait avoir tué Laura, et non l’autre femme avec laquelle Shelby la trompait (dans l’appartement même de Laura).

Mais avant que Lydecker ne puisse être arrêté, il s’introduit dans l’appartement de Laura pour la tuer et réussit presque avant que le détective n’arrive à la rescousse, abattant Lydecker, dont les derniers mots sont pour Laura : « I Love You« .

Ce qui maintient l’intérêt tout au long de Laura est la succession de retournements de situation. Par exemple, la séquence d’ouverture se fonde sur un mensonge. Nous aurions pu en vouloir au récit de nous manipuler de la sorte. Mais nous comprenons ce qu’éprouve Lydecker pour Laura et ce mensonge qui ouvre le film est accepté.

De même, l’alibi de Shelby est un mensonge puisque le concert auquel il prétend avoir assisté a été annulé et qu’il l’ignore. Les soupçons s’orientent alors sur Shelby mais c’est une fausse piste, la vérité le concernant est bien plus glauque.

La bouteille de whisky Black Pony dont le nom n’est décidément pas commun est censé être une marque de médiocre qualité ce qui ne correspond pas au monde que fréquente Laura. Il s’agit encore d’une fausse piste nous introduisant un hypothétique troisième larron dans l’équation.

L’absence de Laura (ce qui lui a sauvé la vie) est justifié par le fait que Laura a voulu s’isoler dans sa maison de campagne pour réfléchir à la demande en mariage que lui a faite Shelby. A son retour, elle informe McPherson et nous dans le même coup qu’elle a décidé de ne pas l’épouser.
Mais lorsque McPherson s’invite au petit déjeuner chez Laura et que Shelby entre en scène, la relation entre Laura et Shelby semble être à nouveau bonne. Il semble que Laura ne peut croire en la culpabilité possible de Shelby et le protège. Pourquoi pousser ainsi Laura dans les bras de Shelby alors que cette relation est manifestement douloureuse pour le lecteur/spectateur ?

Parce qu’il fallait orienter aussi les soupçons sur Laura. Elle aurait pu commettre le crime par jalousie envers Diane. Le crime passionnel est alors envisagé et sous cet angle, une sympathie envers Laura s’installe autour du concept de la femme trahie.
Cela conduit à l’arrestation de Laura. Mais nous aurions tort de croire que McPherson se fourvoie. En effet, McPherson avait besoin d’un cadre officiel (et le récit aussi) pour que puisse naître la relation amoureuse entre lui et Laura. Laura n’est pas du genre Whodunit. La finalité de l’œuvre n’est pas de nous faire découvrir un coupable. C’est une histoire d’amour.

Notez aussi que cette relation émerge d’une situation conflictuelle. Chaque scène, chaque moment est pensé. Force est de constater qu’il n’y a aucun moment inutile dans Laura.

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