L’amour n’est pas seulement une attirance du corps de l’autre. Il est un manque de l’autre, un soupir vers l’autre. Alors s’instaure une tension dialectique entre deux sujets : celui qui aime et l’objet de son amour d’un côté, qui rend à la fois passif, car on se dissout dans cette passion, ainsi qu’actif parce qu’on agit pour l’être aimé, pour le bien de cet être qu’on idéalise parfois un peu trop.
Et de l’autre côté, un sujet devenu l’objet d’un désir, de temps en temps malgré lui, et qui refuse ou se résigne à cet amour.
L’amour n’est pas bruyant. S’il est fondamentalement une relation, il ne peut exister pleinement sans l’autre. Cette relation peut aussi être différente de l’autre : aimer s’exprime dans l’art, dans les idées ou les concepts et même jusqu’au narcissisme. Quel qu’en soit le contexte, l’amour ne fait vraiment mal que dans l’absence. Des signes plutôt que des mots révèlent alors la souffrance qui se tait.
En tant qu’autrice et auteur de fiction, on peut s’absorber dans l’impossibilité de l’amour ; qu’elle soit extérieure ou d’un conflit intime, cette indicible douleur est dramatique parce qu’elle est mélancolie, nostalgie ou regret. In the Mood for Love (2000) réalisé par Wong Kar-wai démontre comment cette retenue de l’amour constitue un thème fécond pour le scénariste.
Le désir est un manque, c’est une idée courante. C’est la définition de quelque chose d’incomplet. Quand on idéalise un regard qui se pose sur soi, c’est précisément parce que ce regard comble un déficit de sa propre valeur. Soudain, ce regard d’un inconnu valide notre être en souffrance. Ce n’est plus un désir, une aspiration ; c’est un besoin. Et mettre en scène d’abord sur le papier ce besoin est une puissante matière dramatique dont il ne faut pas craindre l’impétuosité qui arrache le quotidien.
In the Mood for Love est d’abord le récit d’une trahison. Écartons le sentiment négatif et nous avons deux êtres qui se trouvent unis par cette même trahison ; ni vengeance, ni pulsion, seulement un rapprochement, platonique, pourrions-nous penser. Sans consommation, mais une force malgré tout qui attire irrésistiblement deux êtres sans jamais qu’ils s’atteignent. C’est la teneur du discours : les adultérins se sont fourvoyés dans le désir du corps alors qu’entre Mme Chan et Mr Chow, la relation est dans le besoin de la présence. L’autre n’est jamais possédé. Seule son absence signifie le véritable amour.
C’est à un quotidien poétique que nous convie Wong Kar-wai : petits gestes et regards portent en eux de la mélancolie, de la nostalgie et, certes, le sentiment d’un désir inassouvi. Ce qui est vraiment poétique est que Wonk Kar-wai parvient à rendre belle la banalité. Le temps en fin de compte est comme suspendu. C’est un temps très subjectif qui s’écoule lentement, qui se répète ou qui s’évanouit dans des ellipses temporelles. C’est évident que nous le ressentons ainsi.
Vous savez, dans nos vies, il y a des choses qui ne peuvent se dire, sinon par le mensonge. L’écriture se doit de réserver ces moments de silence, de traduire en mots un temps subjectif qui s’absorbe dans la lenteur, de resserrer un regard. Les couloirs étroits, les escaliers, tous ces lieux de passage sont déjà dans le texte. Sentez comme cet espace ordonné autour des passages est nécessaire pour que ressorte l’idée que l’amour entre Chan et Chow n’a pas de lieu dans lequel il pourrait s’inscrire, se mettre en œuvre.
On peut parler de l’Éros comme on veut. On peut très bien joindre le logos à l’Éros afin que notre raison maîtrise autant qu’elle peut notre responsabilité envers notre corps et le corps d’autrui ; on peut aussi vouloir que la passion gomme toute explication d’une fougue qui nous entraîne tel un torrent impétueux ; ici, Wong Kar-wai nous conte l’impossibilité d’un Éros charnel au profit cependant d’un imaginaire bien plus poétique.
Le drame, c’est ce qui s’accomplit ; et ce qui s’accomplit ici, c’est la désincarnation de l’amour.
On le sait, le désir est un manque. L’acte amoureux apaise alors le corps. Dans In the mood for love, Chan et Chow sont toujours dans l’attente du corps de l’autre. Ce n’est pas une expérience sensorielle, elle est spirituelle. Peut-être que de tenter de décrire les matrices de ces personnages peut nous aider dans l’écriture de nos propres personnages : quels sont alors les désirs, les blessures, les besoins et les manques de Mme Chan et Mr Chow ?
J’ai dit que le désir est un manque. S’il était seulement un manque, il serait redondant de parler de désirs et de manques à moins qu’ils ne soient distincts. Ainsi, Mr Chow désire une relation authentique faite non seulement de complicité, mais aussi de compréhension. Et c’est ce qu’il croit trouver chez Mme Chan dans son regard attentif et respectueux. Le désir n’est pas un manque, mais une attente de quelque chose. Mme Chan désire être aimée véritablement : non pas comme corps, davantage pour ce qu’elle est.
Ce qu’elle veut, c’est un amour pur qui ne serait pas entaché par l’acte amoureux ; un concept d’amour. La trahison a creusé chez elle une blessure. Cela explique la distance et la retenue par lesquelles se manifeste ce concept d’amour dont elle a nouvellement pris conscience. C’est aussi par ce moyen qu’elle cherche à vaincre le doute, un dommage collatéral de la trahison, sur sa propre valeur.
C’est une même trahison qui est à l’origine de la blessure chez Mr Chow : l’adultère de sa femme est une humiliation, un arrachement à la confiance tranquille qu’il croyait partagée. Et son besoin naît précisément de cette rupture affective. Il a besoin de retrouver une dignité auprès de Mme Chan qu’il exprime par sa retenue envers elle.
Qu’est-ce qu’implique une blessure ? On s’attend à une cicatrisation. Ce n’est pas tant son amour-propre que Chow tente de se réconcilier, il veut croire de nouveau à l’amour mis à mal par l’attitude de sa femme. Alors, le manque ? Si le manque décide du désir, ainsi Mr Chow cherche une réciprocité perdue. C’est l’étrange sentiment d’un vertige avec une impression d’occasions manquées. Le manque chez Mme Chan est, quant à lui, la source de son besoin d’une intimité, une vraie, non de circonstances. Et elle le comble par la retenue de Chow à laquelle elle répond de la même manière. Mais chez Mme Chan, le manque est d’autant plus douloureux qu’elle l’entretient : elle connaît effectivement une hésitation entre son désir et sa retenue.