NEXUS PAR L’EXEMPLE – 3

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Le nexus est ce moment du récit lorsque chaque scène a préparé ce temps pour qu’il advienne, pour seulement qu’il soit possible. Une maison de poupée d’Ibsen me servira d’exemple. Pour que Nora décide à ce moment de quitter, temporairement espère-t-elle, le foyer familial laissant derrière elle mari et enfants, cette décision ne peut être providentielle. Des indices, des symptômes, des indications (signpost dans la terminologie de la théorie Dramatica qui me sert souvent d’outil d’analyse) sont autant de préparations, de conditions avec pour conséquence le nexus.

Sans relations plus ou moins établies, il serait difficile de conter les choses. Ibsen commence donc par nous donner quelques signes de la dynamogénie du couple Helmer. Cette dynamogénie sera comprise comme l’effet que cette relation de couple a sur chaque individu à cause des situations ou des expériences qu’elle permet. C’est une force qui maintient les liens secrets qui unissent deux individus et qui définissent leurs motivations à agir ensemble ou séparément ou encore l’un contre l’autre.
C’est ainsi, par cette description du couple, que nous comprenons que Nora est infantilisée par Torvald. Nora doit s’émanciper, c’est comme inscrit dans son devenir ; elle doit rompre avec cette image de poupée, typique du dix-neuvième siècle bourgeois.

Autre signe, l’emprunt. Il est l’élément déclencheur du drame. Toutes les fois que les dialogues tournent autour de l’argent, nous jalonnons le chemin jusqu’au nexus. Les rencontres de Nora s’ouvrent aussi vers l’inéluctabilité de celui-ci. Lorsqu’elle avoue à son amie l’existence de cet emprunt caché, la tension s’installe jusqu’au moment où Torvald en est informé. Toute cette énergie bouillonne et la relation de Nora et du maître-chanteur Krogstad est conçue de manière à anticiper le moment du nexus qui, dès lors, éclate.

La gestuelle aussi construit le nexus. La danse, par exemple, traduit chez Nora son anxiété, sa peur, son sentiment d’avoir perdu le contrôle de sa destinée. Ce geste est symbolique du désir d’émancipation de Nora qui aboutit en fin de compte à sa décision de prendre du recul à l’égard de sa vie actuelle.
Elle ne sait pas ce que sera ce futur, mais elle sait qu’elle doit aller à sa rencontre. Cela se nomme aussi l’espérance (si nécessaire pour les femmes de cette époque).

La demeure et son seuil symbolique signifient à la fois un refuge (concept classique), et aussi une geôle pour Nora, un appel vers une libération, un rappel du choix bientôt nécessaire. C’est ainsi que la décision, loin d’être brutale, est rendue naturelle, logique et inévitable par tout ce qui la précède.
Voyons ensemble ce que propose la théorie Dramatica à propos de ces signpost comme symptômes du nexus à venir.

Pour la théorie, il existe quatre lignes dramatiques qui structurent un récit. La première est Overall, à savoir la ligne qui gère les événements. Le premier signpost (signpost 1) est du type Doing. C’est l’idée d’une action mais sans que celle-ci ait une quelconque visée (à la fois chez les personnages et au niveau de l’intrigue). On agit, on s’engage dans un processus et ce peut être par plaisir autant que par contrainte ou nécessité. Selon Dramatica, il y a des actions qui entraînent des décisions ou inversement, des décisions qui ont pour conséquences des actions. La maison des Helmer se prépare pour Noël ; Mme Linde arrive en ville pour renouer son amitié avec son ancienne camarade d’école, Nora, et chercher du travail ; Krogstad rencontre Torvald au sujet de son poste à la banque ; et ainsi de suite : ce sont toutes des actions (Doing) qui n’ont d’autres raisons que de mettre en place les conditions du nexus.

Le Signpost 2 sera de type Gathering Information. Ici, on ne parle pas de connaissances, mais du moyen de se les procurer. Krogstad, qui craint de perdre sa place à la banque, soupçonne que Mme Linde, une amie de Nora récemment revenue en ville, a été engagée à sa place par Torvald. Il confronte Nora à ce sujet car il suppose que Mme Linde a de l’influence sur Torvald (via Nora), et c’est ce qui lui fait craindre pour son poste ; Nora découvre que Krogstad a compris qu’elle avait falsifié la signature de son père ; Nora comprend qu’elle est traitée comme une enfant, incapable de juger par elle-même, et que les institutions la réduisent à une fonction subalterne dans la société (de ce temps-là), sans réelle reconnaissance de sa personne. C’est un moment déterminant pour Nora.

Le signpost 3 des événements est de type Obtaining. Les moyens servent à acquérir ou à récupérer. Nora veut récupérer son contrat ; Rank fait savoir à Nora qu’il donnerait sa vie pour elle ; Krogstad cherche à obtenir l’aide de Torvald pour réhabiliter sa réputation… Et alors surgit le signpost 4, prélude au nexus. Il sera de type Understanding. Pourquoi ? Understanding n’est pas connaissance. Ici, nous avons une prise de conscience ; soudain, les choses s’inondent de sens : Mme Linde tente de faire comprendre à Krogstad pourquoi elle a dû rompre avec lui dans le passé ; elle lui fait savoir qu’elle comprend pourquoi il a agi comme il l’a fait auparavant ; Mme Linde et Krogstad parviennent à un accord sur leur avenir ensemble ; Mme Linde explique à Krogstad pourquoi il ne doit pas récupérer sa lettre compromettante : Helmer doit tout savoir. Ce secret malheureux doit être révélé ; ils doivent avoir une compréhension complète entre eux, ce qui est impossible avec tout ce mensonge et cette dissimulation.

Une fois que Torvald a lu la lettre, il exige de Nora qu’elle comprenne la portée de ses actes. Il la condamne sans pardon jusqu’à ce qu’il récupère son contrat auprès de Krogstad. Le discours de Torvald fait réaliser à Nora qu’il ne l’a jamais aimée : terrible révélation.
Une autre ligne dramatique est celle de l’évolution du personnage principal, à savoir Nora. Le signpost 1 est de type Memories. Nora confie à Mme Linde les souvenirs d’un passé empreint de secret et de sacrifice. C’était un acte d’amour. Parce qu’elle a le courage de se confier, d’être sincère, elle se libère d’un secret pesant sur son existence.

Le signe d’après (signpost 2) est de type Impulsive Responses chez Nora. Les réponses irréfléchies (Impulsive Response) de Nora aux provocations de Krogstad ne font qu’attiser l’animosité entre eux, ce qui sape sa tentative d’obtenir la compréhension du prêteur sur gages.
Nous qualifierons le signpost 3 de type Innermost Desires. Expliquons. Ces désirs si profonds qu’ils en sont parfois inconscients sont les pulsions fondamentales d’un personnage. Elles influencent les décisions et les actions. Même s’il ne sait pas les formuler précisément, le personnage n’y échappe pas. Ce qui fait qu’un personnage peut tout aussi bien réagir instinctivement, donner une réponse immédiate (Impulsive Response) à sa situation, et que celle-ci est aussi travaillée par ses désirs.

Cette attitude aide à comprendre sa personnalité. Nora est sous l’emprise de la peur d’être découverte. Comprenons bien que les signpost sont des étapes comme autant de progressions vers quelque chose : pour le personnage principal tout comme pour son Influence Character (le personnage qui a le plus d’influence sur lui), il s’agit de son évolution au long de l’intrigue. Comprenons bien aussi que cette évolution aboutit à une transformation. Chaque étape est un point de non-retour.

Innermost Desires est en conflit avec ce que le personnage manifeste de lui, c’est-à-dire au monde, aux autres personnages et à nous, en tant que lecteur/spectateur. Lors de ce signpost 3, Nora se trouve à un moment critique : Krogstad a envoyé la lettre et Torvald découvrira la vérité. Seulement, ce moment de grave crise est un questionnement pour Nora : désire-t-elle être sauvée par Torvald ; attend-elle de lui un pardon ? Ou bien doit-elle fuir ? Qu’y a-t-il vraiment sous cette peur ? N’est-ce pas que Nora brûle d’éprouver son mariage ? De connaître si elle est vraiment aimée de Torvald ? C’est là que se positionne Innermost Desire.
Nora n’accepte plus d’être une poupée. Mais dévoiler ce qu’elle cache en dedans d’elle est soudoyé par la peur, oserais-je une peur culturelle vis-à-vis du traitement réservé aux femmes en ce dix-neuvième siècle ?

Nora veut croire à l’amour de Torvald. Mais que ferait-elle s’il s’avérait qu’elle est insignifiante à ses yeux ? Et Nora s’angoisse. Le signpost 4, la fin du parcours intime de Nora, est de type Contemplation. Je m’explique : Contemplation implique que, malgré nos connaissances des faits et des conséquences qui s’en sont suivies, nous persistons dans notre attitude actuelle qui consiste en mauvaises décisions. Et bien-sûr, celles-ci font réfléchir. C’est un processus au cours duquel on prend conscience de ses erreurs, on réapprend à peser ce qui compte vraiment. En quelque sorte, par Contemplation, on se reconstruit.
Maintenant que Nora sait à quoi s’en tenir avec Torvald, qu’elle a donc pris la véritable mesure de sa relation avec lui, elle ne se contente pas d’une réaction impulsive comme le ferait une enfant trop gâtée. Au contraire, elle analyse la parole de Torvald et cette réflexion l’éveille.

Alors qu’elle vivait dans l’illusion d’attentes sociales (incarnées par Torvald) et qu’elle s’y soumettait, elle décide de s’affranchir de ce joug oppressif qui réglait son existence. On pourrait tout aussi bien dire de Contemplation (de notre regard qui contemple notre vie) qu’il s’agit de lucidité et de discernement.

Maintenant parlons de l’Influence Character : c’est Torvald bien-sûr. Dès le début de cette Maison de poupée, nous voyons bien que Nora est totalement dépendante de Torvald. Sans cette relation, le nexus (dit autrement, le climax lorsque Nora décide de quitter le foyer familial) ne saurait se justifier. Alors le signpost 1 qui concerne la ligne dramatique de l’Influence Character sera de type The Past. Ce n’est pas que Torvald vit dans le passé, ce pourrait être intéressant, mais ce n’est pas suffisamment dramatique. Non, Torvald ignore simplement ce qu’il s’est passé dans la vie de Nora.
Il ne sait pas comment Nora a réussi à réunir l’argent nécessaire pour financer leur voyage vers le sud afin de lui sauver la vie, ni l’impact que cela a eu sur leur vie. Il se plaint d’avoir été délaissé lorsque, sous prétexte de préparer les décorations de Noël, Nora s’isolait en fait pour travailler à rembourser sa dette.

Continuons avec le prochain indice. Dramatica le nomme How things are changing ou plus récemment How things are going. Dramatica en donne cette définition : Comment les choses évoluent (How thins are going) se concentre sur le changement ; dans quelle direction et à quelle vitesse ? Il n’est pas si important de savoir où les choses étaient, sont ou seront, mais plutôt comment la lutte entre l’inertie et le changement oscille tout au long du récit. J’en reviens à mon concept de dynamogénie : une dynamique du changement. Elle se concrétise entre des forces opposées : celles qui résistent en une inertie et des forces créatrices de mouvement. Dans ce signpost 2, Torvald est préoccupé par l’affirmation de sa nouvelle autorité à la banque et profite de la semaine de Noël pour mettre en place des changements dans le personnel. Ce qui met en branle Krogstad.

J’insiste sur l’importance de la progression des lignes dramatiques parce que c’est de leur conjonction que naît la décision de Nora. C’est cette convergence que je nomme nexus dont le point d’orgue se prolonge jusqu’au dénouement. Le signpost 3 concernant Torvald est The Future. Examinons plus en détail la relation entre Torvald et Krogstad car elle est d’une importance déterminante pour l’intrigue. C’est une relation de mépris mutuel. Ils se connaissent depuis longtemps et Torvald se méfie de Krogstad depuis que celui-ci a été impliqué dans une affaire de faux en écriture, précisément le même délit que Nora a commis ; pour des raisons bien différentes, s’entend.

Torvald cherche donc à se débarrasser de Krogstad dont il craint que sa présence ne lui nuise au sein de la banque. Krogstad, de son côté, cherche à préserver son emploi pour assurer financièrement l’avenir de sa famille. En quelque sorte, c’est Torvald lui-même qui pousse Krogstad à exercer un chantage sur Nora.
The Future justement est le type qui caractérise la relation entre Nora et Krogstad. The Future ici est ce qu’il se passe dans l’esprit de Nora soumise au chantage de Krogstad. Ce chantage lui fait prendre conscience de son acte ; c’est ainsi qu’elle est indirectement influencée par Torvald par la mise en œuvre du chantage. C’est très malin comme structure. The Future est ce qui permet au héros ou à l’héroïne de voir au-delà de leurs préoccupations immédiates. Certes, c’est une anticipation, mais elle peut être erronée.

La conclusion de l’arc dramatique de Torvald sera The Present. Maintenant, Torvald est convaincu de la trahison de sa femme et qu’il doit désormais vivre sans elle. C’est un arc tragique pour cet Influence Character.

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