Les nœuds dramatiques sont des moments singuliers d’une situation particulière qui orientent l’intrigue vers une trajectoire totalement inconnue et qui révèlent dans le même coup des informations souvent inattendues qui jettent sur notre lecture du récit une nouvelle perspective tout en changeant la perception par les personnages des événements passés.
Un nœud dramatique a tendance à faire prendre conscience aux personnages que les objectifs et autres missions qu’ils s’étaient fixés ne sont peut-être pas les bonnes raisons. Pour qu’ils fonctionnent, il faut néanmoins préparer leur arrivée, une arrivée que le lecteur/spectateur sait bien qu’elle ne manquera pas mais il s’attend aussi à une surprise.
Un personnage est au creux de la vague, même plus bas que celle-ci ; il a tout perdu, le désespoir de la situation est si fort qu’on ne voit pas comment il peut s’en sortir. Cependant, nous nous doutons bien que l’autrice et l’auteur ne le laisseront pas dans cet état psychologique ; alors notre personnage découvre que tous ses efforts avaient été sabotés. Maintenant, par ce nœud dramatique, il acquiert un nouvel objectif : découvrir le traître et reprendre ce qui lui appartient de droit.
Du même coup, les enjeux s’en trouvent renforcés. Les nœuds participent de l’intrigue ; ils n’existent pas parce qu’il faut que l’intrigue avance mais pour lui donner sens. Ces articulations assurent la cohésion du tout qu’est votre récit.
Les types de nœuds dramatiques
Le plus évident est le retournement de situation. C’est-à-dire qu’on ne voit plus les choses de la même façon et peut-être même qu’on ne comprend plus tout à fait ce qu’il se passe. Quand un ennemi déclaré s’avère être le géniteur du héros ou de l’héroïne, avouons-le, on tombe des nues. C’est le principe de la révélation : si on nous dit vers la fin de l’intrigue que le personnage principal est un extraterrestre, tous les événements passés s’éclaire d’une nouvelle lumière.
Le passage dans l’acte Deux n’est souvent pas un point de non-retour. L’héroïne ou le héros ont pris une décision, ils ont fait le choix de s’engager corps et âme dans leur problème mais ils ont encore une possibilité d’abandonner : ce ne serait pas dramatique mais surtout pas très judicieux car il n’y aurait alors rien à raconter. Donc, à un moment donné, il faut un point de non-retour : c’est un nœud nécessaire de l’organisation du récit et de sa vraisemblance. En effet, pourquoi le personnage principal se casse t-il autant la tête s’il peut faire marche arrière dès qu’un obstacle un peu sévère se présente face à lui ?
La perte est un bon motif pour aller au bout de son désir de vengeance ou de justice, la trahison l’est tout autant qui éclate les relations actuelles vers d’autres plus sincères ou plus nuisibles.
Une révélation personnelle aide à se convaincre du cheminement que nous devons prendre à présent. Face à un être innocent à l’agonie parce qu’une institution ignore délibérément sa responsabilité morale, voilà le défenseur du simple droit humain à vivre qui s’éveille et qui ne se rendormira pas tant que la transgression ne sera pas réparée.
Plus simple encore est l’échéance. Non seulement le héros et l’héroïne sont pris sous la pression du temps des horloges mais cela appuie aussi sur la tension dramatique ou dit autrement sur nos nerfs (tension sensitive).
Un rebondissement intéressant aussi est de nous faire croire que le héros et l’héroïne ont triomphé. Ils le croient aussi d’ailleurs jusqu’à ce qu’ils réalisent qu’ils doivent retourner sur leurs pas pour le véritable triomphe.
Quelques exemples
Dans Les Sentiers de la Gloire (1957) de Stanley Kubrick, nous avons trois nœuds majeurs qui articulent l’intrigue. D’abord, l’ordre de lancer une attaque suicidaire sur la Fourmilière. Cela fait prendre conscience à Dax qu’il doit protéger ses hommes mais, ce faisant, il se dresse contre sa hiérarchie. Le second nœud dramatique est celui de l’accusation de lâcheté sur trois innocents. Une injustice qui renforce l’engagement moral de Dax qui tente de défendre ses hommes contre une inévitable condamnation.
Celle-ci sera le troisième nœud dont l’intention est de dénoncer l’inhumanité d’une institution. Cela soulève notre indignation d’autant plus que nous sommes convaincus de la destinée tragique des hommes.
Cabaret (1972) de Bob Fosse a aussi quelques nœuds dans son intrigue qui en modifient le parcours. Une rencontre entre Sally et Brian sert d’incident déclencheur. A partir de ce moment, c’est l’évolution de la relation entre Sally et Brian qui constitue l’intrigue. L’autre rencontre d’importance est l’arrivée de Maximilien. La relation entre Sally, Brian et Maximilien devient alors un triangle amoureux.
Et alors que nous nous installions confortablement dans ce triangle, la révélation de la grossesse de Sally fait l’effet d’un coup de tonnerre. Brian qui aspire à une vie familiale s’en réjouit mais Sally craint pour son désir de liberté et de gloire. D’un dilemme en décisions, de nouveaux objectifs se font jour pour les personnages et la relation entre Sally et Brian se distend. Cette distance sera marquée par la décision de Sally d’avorter. Elle sacrifie sa relation avec Brian au bénéfice de ses propres rêves dont elle l’a exclu. Brian sait maintenant qu’ils ne chemineront plus ensemble.
Dans Everything Everywhere All At Once (2022) de Daniel Kwan et Daniel Scheinert, la rencontre de Evelyn avec Alpha Waymond est l’incident déclencheur, premier nœud dramatique. De manière très classique, Evelyn fait ensuite le choix entre son univers et la réalité alternative, second nœud qui la propulse dans l’intrigue et insiste dans le même coup sur l’un des thèmes majeurs du récit : le conflit intergénérationnel entre une mère et sa fille.
Ensuite une révélation de Jobu Tupaki bouleverse la position de Evelyn dans le récit et son objectif devient autre.
Le contenu d’une scène permet de montrer des choses sans qu’il soit nécessaire de les prononcer. Le contenu narratif ou symbolique se dit à travers ce que montre la scène. C’est-à-dire que ce qu’il nous est donné à voir et à entendre sous-tend une information dont nous aurons besoin pour les personnages, la situation dans laquelle ils sont jetés ou bien pour insister sur un des thèmes du récit. La Ligne Rouge (1998) de Terrence Malik fait exactement cela. La substance de l’image prend le dessus. D’une manière très rhétorique, Malik juxtapose des paysages luxuriants et paisibles (symboles d’une nature incoercible) aux terribles images de la violence des combats.
La destruction accompagne l’homme dans sa marche. La fuite des animaux dans l’avancée destructrice des hommes est une métaphore de la disharmonie que ceux-ci causent dans l’aveuglement de la guerre.
Malik ponctue son discours de moments contemplatifs. Dans une des scènes, un des hommes observe un papillon qui se pose sur son fusil alors que le carnage fait rage alentour. Tous ces moments y compris les voix off de la subjectivité créent davantage de substance pour que nous atteignions l’intériorité de ces hommes qui tentent de comprendre le sens de cet univers.
Lorsque vous dépeignez un conflit qu’il soit intérieur ou extérieur, qu’il provienne de l’être même du personnage ou qu’il subisse une action dont il n’est pas à l’origine, traduisez ce moment en une image. En effet, un désaccord n’est pas seulement deux personnages qui s’invectivent.
Jep Gambardella de La Grande belleza (2013) de Paolo Sorrentino contemple la vacuité de sa vie et de son milieu. C’est cette contemplation qui est mise en avant dans une scène où les convives s’amusent et où Jep pose un regard vide sur l’assemblée. Inutile d’écrire d’autres mots pour traduire l’idée de désillusion et d’ennui, pour démontrer l’écart entre une intériorité qui prend en vieillissant la mesure d’elle-même et du monde dans lequel pourtant elle habite.
Réfléchissez aux symboles. Ils sont plus parlants que les mots. Dans Hugo Cabret (2011) de Martin Scorsese, le symbolisme lié aux automates exprime la mémoire, le cinéma et la rédemption. Les tentatives de Hugo pour réparer les compliqués mécanismes traduisent sa quête pour retrouver une place dans un monde dont il a été arraché. On peut même interpréter dans les engrenages et les films anciens la nécessité de préserver la mémoire.
Le contexte
Quel que soit le contenu d’un récit, le passé, les traditions, les croyances et les événements historiques, c’est-à-dire la réalité, s’immiscent dans l’écriture. Cela ajoute de la signification. Ce sont des références.
Lorsque le récit se situe dans une époque, qu’elle soit du passé ou du futur, une scène reflète alors visuellement des indices de celle-ci. Par exemple, un certain drapeau sur un bâtiment renvoie à une idéologie. La référence renvoie à une histoire plus grande que celle qui est contée. WALL-E (2008) de Andrew Stanton se situe dans un futur dystopique, résultat des dérives d’une humanité. Les montagnes de déchets par exemple sont un symbole qui désigne nos préoccupations actuelles sur l’environnement. Silence (2016) de Martin Scorsese a pour fond la persécution des chrétiens. Les références culturelles et religieuses sont omniprésentes. Sans ce conflit historique entre le christianisme et le bouddhisme, le récit en lui-même n’a pas de sens. Donc, assumez.