Le plaisir que ressent un lecteur/spectateur lorsqu’il lit, voit ou entend une œuvre dramatique est d’anticiper les événements de l’intrigue. Mais pour cela, il lui faut des indices, des éléments sur lesquels il puisse poser son esprit afin de construire, d’imaginer ce qu’il pourrait advenir. L’autrice et l’auteur, tels des démiurges, doivent préparer cette anticipation, créer une surprise en prenant à contre-pied les attentes qu’ils ont eux-mêmes suggérées afin de réaliser la satisfaction du lecteur et de la lectrice, but avoué du processus.
Les indices
Ce sont des éléments intégrés à la structure même de l’intrigue et qui sont déterminés selon le mystère ou la situation ou encore l’action qu’ils expliquent. Un objet, un geste ou une attitude, un dialogue ou un monologue, une absence, des traces de pas sur le sable… seront alors interprétés comme des indices.
La caractéristique des indices est de ne pas faire sens immédiatement. Par le jeu de la réminiscence, plus tard dans l’intrigue, ils deviennent significatifs. La présence d’un indice dans une scène semble transgresser l’intrigue. Pour concilier cet indice afin de lever la dissonance, on le réintègre dans une signification plus large. Par exemple, on rend manifeste qu’il s’agissait d’un leurre et le lecteur/spectateur éprouve malgré cela une satisfaction de s’être laissé ainsi berné.
Mais l’indice n’est pas toujours trompeur. Par exemple, si lors d’une conversation, un personnage a son regard orienté à gauche vers le bas (surtout s’il est droitier) signifiera plus tard dans l’intrigue, par une analepse par exemple, que cette conversation actuelle lui rappelle des souvenirs dont nous n’avons pas encore connaissance mais qui expliqueront bien des choses lorsqu’ils se révéleront.
Sur le coup, il n’y a pas de raisons à l’apparition d’un indice. C’est de la banalité et c’est peut-être bien cela qui fait qu’on pose des hypothèses. Votre héros trouve un mouchoir brodé avec des initiales. Il nous dit comme s’il se parlait à lui-même : Il doit appartenir au meurtrier. Plus tard, une scène entre deux personnages secondaires nous apprend que quelqu’un portant portant les mêmes initiales a l’habitude de n’utiliser que des mouchoirs brodés à ses initiales. Votre lecteur/spectateur commence à se dire que vous le prenez pour un imbécile.
Maintenant votre héros inspecte une chambre dans laquelle il découvre des tas d’objets différents et sans attirer particulièrement l’attention, nous croisons presque nonchalamment notre mouchoir brodé. Plus tard, dans une scène de transition comme un souper entre amis, on mentionne qu’un personnage (qui pourrait être présent ou pas) porte toujours sur lui des mouchoirs brodés à ses initiales.
C’est à l’intelligence de votre lecteur/spectateur que vous vous adressez. Fera t-il le lien entre le mouchoir et l’individu ? Dans un cas comme dans l’autre, il ne se sentira pas frustré.
La fausse piste
Faites en sorte que votre lecteur/spectateur formule des hypothèses et renversez par un coup de théâtre la perspective qu’il s’en était faite. Sueurs Froides (1959) de Alfred Hitchcock nous fait croire tout du long que Madeleine est quelque peu atteint de démence jusqu’au renversement de la perspective sur elle où nous découvrons qu’en réalité Scottie est manipulé tout comme l’est Madeleine d’ailleurs.
Valmont, dans Les Liaisons dangereuses (1988) de Stephen Frears manipule ses victimes par un jeu de séduction cynique. Or, coup de théâtre, Valmont tombe amoureux fou de Madame de Tourvel avec pour conséquence son propre effondrement. On ne résiste pas à nos passions. Seraient-elles notre malheur ?
Pour que votre lectrice et votre lecteur restent accrochés à votre récit (car prompte est la séparation), faites les s’interroger sur ce qu’il se passe. Les personnages seront les vecteurs de ce questionnement. Ce sont leurs actions et leurs réactions qui unissent vos différents éléments narratifs. Dans Dune (2021) de Denis Villeneuve, les actions et les décisions de Paul et les réactions des autres personnages sont autant de mystères qui nous retiennent et que naturellement nous souhaitons voir se résoudre : Pourquoi Paul est-il vu comme un élu ? Comment surmontera t-il toutes ces intrigues politiques et la menace grandissante de l’empire ? On s’interroge sur sa destinée, sur ses visions, sur les manœuvres qui s’orchestrent autour de lui. Un autre élu est Neo de Matrix (1999) des Wachowski. Neo ne cesse de s’interroger sur ce statut d’élu et nous-mêmes dans sa foulée.
Vos personnages oscillent entre doute et certitude. Lorsque Neo rencontre l’Oracle, une figure censée lui révéler s’il est ou non l’élu, c’est son incertitude qui est soulignée dans cette scène. Neo veut croire aux prophéties mais il ne parvient pas à l’accepter.
Et l’Oracle lui dit qu’il n’est pas l’élu. Coup de théâtre majeur mais nécessaire car, à partir de cette frustration, Neo agira de manière à se former sa propre destinée. Il n’est pas déterminé à être un élu ou à ne pas l’être : ses choix présideront à sa destinée.
L’intrigue
L’intrigue est une continuité, un processus de réflexion. Même après un retournement de situation, la logique de l’intrigue est maintenue. Tout a des raisons. Les hypothèses que sont amenés à se faire le lecteur et la lectrice sont étayées par des causes. Si vous écrivez une scène sans penser à ce qui nécessite sa présence, alors vous romprez votre intrigue. Dans Time Lapse (2014) de Bradley King, l’intrigue repose sur un a priori : une machine dévoile le futur 24 heures à l’avance. C’est ainsi que les décisions des personnages sont motivées par ce qu’ils croient connaître du futur. C’est-à-dire que les événements décrits par la machine régentent les événements actuels. La causalité assure la cohérence soit en tant que conséquence de leurs actions, soit en répercussions de leur interprétation de la machine.
Qu’est-ce que le suspense sinon du doute ? Entre le moment d’un mystère et celui de sa résolution, l’incertitude occupe l’intervalle et le questionnement du lecteur/spectateur n’en est que plus prégnant sur son esprit : c’est du suspense. Il serait faux de croire que la résolution est attendue car le plaisir est dans l’anticipation. Plus vous retarderez la résolution et plus votre lecteur/spectateur sera satisfait, d’autant mieux que vous l’impliquez dans votre récit. C’est l’essence même de la dramaturgie.