L’OMBRE – DEUXIÈME PARTIE

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Poursuivons le précédent article. L’ombre est un problème sérieux pour l’ego, le sujet pensant, le moi par lequel nous pouvons nous dire je et être aussi l’objet de nos pensées car, selon Joseph Campbell, l’ego est ce que nous pensons de nous-mêmes.

En quelque sorte, l’ego est la somme de nos actions mais non telles que les autres perçoivent nos actions, plutôt telles que nous les comprenons. C’est notre regard que nous portons sur nos actions et non le jugement d’autrui.

Le Soi (ego & ombre ici) offre toute une gamme de possibilités que nous ignorons en partie car nous ne confrontons pas notre ombre. Pour Campbell, nous sommes figés dans la somme de nos actions, c’est-à-dire notre passé si nous nous contentons de notre ego. Car puisque tout ce que nous savons de nous est ce que nous avons découvert sur nous, comme l’indique ici l’emploi du passé composé (avons découvert : temps du passé), l’ego ne fait qu’accumuler du vécu ; il lui est impossible de se projeter dans le devenir.

Le Soi : l’être au complet

Le Soi est ainsi tout un champ de potentialités que nous pourrions vivre. L’ego a tendance à s’adapter au collectif, à la communauté, à la société dans lequel il vit. Il devient notre identité ; nous sommes cet ego. L’ego raconte sa vie, il ne l’invente pas.

Parce que l’ombre rassemble tout ce que nous trouvons moralement répréhensible et inacceptable, Campbell prévient néanmoins qu’affronter l’ombre signifie la destruction du monde que nous avons construit et dans lequel nous vivons, et de nous-mêmes en son sein.
Jung souligne que prendre conscience de l’ombre implique de reconnaître les aspects sombres de la personnalité comme présents et réels. Ce qui est en jeu ici, c’est la survie même de l’ego. Accepter son ombre comme réelle, c’est révéler l’ego comme une illusion anodine, et votre identité serait gravement ébranlée, voire brisée.

Car l’ego est trop heureux de se prêter au jeu de la société et, en tant que directeur de notre conscience, de notre esprit conscient, il ne se commet pas avec notre ombre cachée sous la surface, si nous acceptons qu’il y a effectivement quelque chose sous les apparences.
Selon Jung et Campbell, le danger survient lorsque l’ombre se révèle à nous pour être acceptée, et que nous la rejetons et la nions : ainsi, nous nous rejetons et nions nous-mêmes.

La défense contre l’ombre consiste à s’accrocher plus désespérément à sa personæ (l’image de nous-mêmes que nous renvoyons aux autres), mais cela a un coût : Jung appelle l’individu qui s’identifie à sa personæ (en tant qu’archétype) une personnalité mana (qui se forme sous l’impulsion d’une force immatérielle).
C’est une personne qui n’est rien d’autre que le rôle qu’elle joue (telle que Sartre l’a identifiée sous la mauvaise foi). Une personne de ce genre ne laisse jamais son authenticité se développer. Sa personnalité reste simplement un masque, et au fur et à mesure que cet individu ressent le sentiment d’échec dans son existence, que ce pouvoir d’agir sur son existence se réduit – qu’il commet de plus en plus d’erreurs – il a de plus en plus peur de lui-même et s’efforce de conserver son masque.

La séparation entre la personæ et le Soi est de plus en plus marquée alors que l’ombre se retire de plus en plus profondément dans l’abîme (lire à ce sujet nos articles LE CONCEPT D’ABYSSE CHEZ CAMPBELL – 1 et LE CONCEPT D’ABYSSE CHEZ CAMPBELL – 2 ).

Il est plus sûr, bien sûr, de faire de l’ombre quelque chose de terrifiant et d’étranger en nous, et de la repousser hors de vue, mais comme nous le dit Campbell, il est absolument essentiel que nous assimilions l’ombre, que nous l’embrassions.

Vous vous demandez peut-être pourquoi se donner la peine d’affronter ce qui est refoulé en premier lieu, surtout quand cela menace de faire voler en éclats notre sens même du moi ? L’ombre est constituée d’une énergie incroyablement puissante, et à moins de trouver un moyen de soulager cette pression intérieure, comme le dit Joseph Campbell, nous risquons de nous fissurer et de nous détruire.

Une ombre inerte ?

Certes, l’ombre est dans l’inconscient. Cela ne signifie pas qu’elle n’intervient pas dans notre personnalité. Bien au contraire. Campbell note que l’ombre établit l’inclinaison, la posture, l’attitude structurelles de l’individu face à la vie. Ce que nous croyons être notre volonté, en fin de compte, et peut-être même jusqu’à nos instincts, seraient ainsi largement influencés ou du moins en partie par l’ombre.

L’ego défend les valeurs et l’éthique selon lesquelles nous vivons et façonnons nos identités, tandis que l’ombre recouvre les valeurs rejetées. La personæ est une image de soi soigneusement entretenue dont le but est de masquer les parties rejetées et sous-développées du Soi (notre personnalité toute entière : ego & ombre).

Ainsi, bien que l’ombre nous soit cachée, son absence dans notre couple personæ/ego est aussi déterminante pour nos choix et nos attitudes que ce que nous choisissons pour étayer notre identité. Si vous avez nourri votre ombre de toutes vos pulsions agressives et violentes, lorsque vous rencontrez la colère dans le monde, vous réagirez de manière très différente de quelqu’un qui a développé l’agressivité et la vengeance comme partie intégrante de son ego.

En fait, plus une qualité est enfouie, plus la réaction qu’elle suscite en vous lorsque vous la rencontrerez dans le monde sera forte. Comme l’avertit Jung, un examen plus attentif de ces sombres caractéristiques – c’est-à-dire des infériorités constituant l’ombre car pour Jung, l’archétype de l’ombre, c’est-à-dire la projection dans le monde de notre ombre, fait qu’une infériorité personnelle perçue est reconnue non pas comme telle mais comme une déficience morale perçue chez quelqu’un d’autre, en somme, c’est le principe de la paille vue dans l’œil du voisin en ignorant superbement la poutre qui loge si bien dans le nôtre – révèle que ces sombres caractéristiques ont une nature émotionnelle que nous ne maîtrisons pas car l’émotion nous envahit et, par conséquent, qu’elles ont une qualité obsessionnelle, ou, mieux, possessive. L’émotion, d’ailleurs, n’est pas une activité de l’individu mais quelque chose qui lui arrive.

En général, nous ne choisissons pas nos émotions, comme le souligne Jung, ce sont des réflexes, des réponses automatiques. Les émotions tapies dans l’ombre sont particulièrement puissantes, elles ont tendance à être très facilement suscitées, et nos réactions sont très souvent disproportionnées. Beaucoup d’entre nous ont été poussés à adopter un comportement inhabituel, qu’il s’agisse de se fâcher contre un ami bien intentionné ou d’être trop agressif avec un animal de compagnie ou un enfant qui se comporte mal ; cette réaction impulsive est l’ombre qui fait irruption dans nos vies.
Nous réagissons de manière excessive précisément parce que l’ombre a été rejetée avec une telle force que lorsqu’elle surgit, c’est un enfer. Lorsque nous refoulons constamment l’ombre, notre panique (la peur d’affronter l’ombre se transforme rapidement en panique) lui fournit l’énergie dont elle a besoin pour vaincre notre moi conscient. Tant que nous n’apprenons pas à accepter l’ombre et à développer ses énergies, nous sommes possédés par elle.

La vanité de l’ego est sa propre suffisance. La survie du coupe ego/personæ (complexe en termes jungiens) exige donc le rejet absolu de l’ombre, car la société ne soutient en aucun cas une réconciliation avec l’ombre.
Mais nier l’ombre n’est pas seulement la négation des qualités les moins attrayantes de notre caractère ; nous nous empêchons d’apprendre ce que c’est que d’être entier. Il en est de même des personnages de fiction. L’arc dramatique d’un personnage reçoit sous ce sens une approche plus éclairante.

La gloire des ténèbres

Jung explique qu’en tant que totalité, le Soi est par définition toujours un complexio oppositorum [une union d’opposés], et plus la conscience insiste sur sa propre nature lumineuse et revendique une autorité morale, plus le Soi apparaîtra comme quelque chose de sombre et de menaçant.

Face à l’ombre, on a guère le choix : l’ombre s’affirme toujours dans nos vies, menaçant de faire irruption dans notre conscience et de briser l’ego. Toujours. Et plus vous la poussez dans le néant, plus elle vous repousse. Joseph Campbell rappelle que l’ombre finit toujours par surgir et vous aurez le choc du juste contre les ténèbres.

La plupart d’entre nous, craignant les retombées de la confrontation avec l’ombre et l’éclatement de l’ego, ont tendance à s’accrocher à cet ego/personnæ et à son système de moralité et de jugement. Mais alors que l’ombre continue de frapper à la porte de la conscience, celle-ci éprouve une grande tension. Campbell parle un peu comme Paul de Tarse dans son Épître aux Romains : lorsque Saint Paul veut agir en juste (c’est-à-dire en chrétien), il s’aperçoit que c’est le mal qui est à sa portée ; chez Campbell, tout ce que l’homme veut faire (l’ombre), il ne veut pas le faire (le complexe ego/personnæ), et donc il s’accroche plus obstinément que jamais à son système de personnæ.
Ainsi, la moitié de son énergie est consacrée à nourrir une volonté d’être ce qu’il s’attend à être, et l’autre moitié à souhaiter que ce soit autre chose, ce qui provoque une crise. La totalité de cette énergie est consommée vers cet aboutissement d’une situation de crise.

Campbell compatit à la terreur d’affronter l’ombre : dans les mythes, l’ombre est représentée comme le monstre qu’il faut vaincre, le dragon. C’est cette masse sombre et opaque qui surgit de l’abîme et vous affronte dès que vous commencez à descendre dans l’inconscient. Cette chose obscure vous effraie au point que vous ne voulez pas y descendre.

Il semble d’ailleurs que nous soyons dans une ère d’ombre, où nos identités sont de plus en plus définies par le rejet et la dévalorisation de l’opposition. Nous sommes confrontés chaque jour à ce que nous méprisons chez l’autre, et qui se trouve être ce que nous refusons absolument de voir en nous-mêmes.

Il y a un réel danger à ignorer l’appel de l’ombre. Nous n’échapperons pas à la destruction que l’ombre apporte tant que nous ne comprenons pas que rien d’autre que nous-mêmes n’est révélé dans ce monde.
Comme nous le dit Jung, si le Soi est l’union totale des opposés, tout comme l’est ce royaume que nous n’apercevons pas, qui ne se manifeste pas à nous et que nous considérons néanmoins comme l’Un, cette ombre émerge comme le plus grand obstacle au processus de réalisation du Soi. À l’extrême limite de l’évitement de l’ombre, Jung met en garde contre le danger de l’énantiodromie. Cela décrit ce qu’il se passe lorsque, psychologiquement, il y a surabondance d’une seule force : ignorer l’ombre revient à la renforcer.

Trop d’un extrême, ici, être poussé à s’accrocher de plus en plus à l’ego/personnæ, tend à basculer spontanément dans son opposé. Et la réciproque est vrai comme le souligne Campbell : si votre résistance personnelle est trop faible, trop étroite – si vous avez enfoui une trop grande partie de vous-même dans votre ombre – vous vous assécherez.
La plupart de vos énergies ne vous seront plus disponibles. Elles s’accumuleront dans les profondeurs. Et finalement, l’énantiodromie frappera, et ce démon non reconnu, non écouté, surgira à la lumière. Ce processus peut être observé dans les crimes passionnels, lorsqu’une personne est momentanément si aveuglée et submergée par la rage, ou la jalousie, qu’elle mutile ou tue un être qu’elle aime.

La société, qui ne se préoccupe que de maintenir sa propre légitimité, confond vengeance et empathie : la réponse de la société à l’ombre est de fuir dans le jugement, la supériorité morale et la punition. Mais la voie de la compassion authentique passe par l’ombre, et non par la droiture.
Le pardon et la compréhension véritables et véritablement réparateurs ne peuvent venir que de la reconnaissance que nous sommes profondément les mêmes malgré notre multiplicité et la diversité de nos apparences fondamentalement extérieures.

Le dragon de Campbell

Joseph Campbell explique que l’ombre est une sorte d’enfouissement du moi. Pourtant, elle est aussi une sorte de crypte car elle renferme en vous de grandes potentialités non encore réalisées à moins d’en prendre conscience, ainsi, de les affronter.

Voici ce que dit Campbell dans The hero with a thousand faces en 1949 :

The disgusting and rejected frog or dragon of the fairy tale brings up the sun ball in its mouth; for the frog, the serpent, the rejected one, is the representative of that unconscious deep (“so deep that the bottom cannot be seen”) wherein are hoarded all of the rejected, unadmitted, unrecognized, unknown, or undeveloped factors, laws, and elements of existence. Those are the pearls of the fabled submarine palaces of the nixies, tritons, and water guardians; the jewels that give light to the demon cities of the underworld; the fire seeds in the ocean of immortality which supports the earth and surrounds it like a snake; the stars in the bosom of immortal night. Those are the nuggets in the gold hoard of the dragon; the guarded apples of the Hesperides; the filaments of the Golden Fleece. The herald or announcer of the adventure, therefore, is often dark, loathly, or terrifying, judged evil by the world; yet if one could follow, the way would be opened through the walls of day into the dark where the jewels glow. Or the herald is a beast (as in the fairy tale), representative of the repressed instinctual fecundity within ourselves, or again a veiled mysterious figure—the unknown.

La crapaud ou le dragon répugnant et rejeté du conte de fées rapporte la balle d’or de la princesse en la tenant dans sa gueule ; car le crapaud, le serpent, le rejeté, est le représentant de cette profondeur inconsciente (si profonde que l’on ne peut en voir le fond) où sont amassés tous les éléments, causes, principes et lois de l’existence mais rejetés, non admis, non reconnus, inconnus ou non développés. Ce sont les merveilles des légendaires palais sous-marins des nixes, des tritons et des gardiens des eaux ; les joyaux qui éclairent les cités démoniaques des enfers ; les graines de feu de l’océan d’immortalité qui soutient la terre et l’entoure comme un serpent ; les étoiles comme suspendues dans la nuit éternelle. Ce sont les pépites d’or du trésor du dragon, les pommes d’or protégées par les Hespérides, les filaments de la Toison d’or. Le héraut ou l’annonciateur de l’aventure est donc souvent sombre, répugnant ou terrifiant, jugé mauvais par le monde ; pourtant, si l’on pouvait le suivre, un chemin s’ouvrirait dans le mur du jour qui nous sépare de l’obscurité où brillent les joyaux. Ou bien le héraut est une bête (comme dans les contes de fées), représentant la fécondité instinctive réprimée en nous-mêmes, ou encore une figure mystérieuse voilée – l’inconnu.

Ainsi, ce voyage du héros (Hero’s Journey) est l’aventure désirée et redoutée de la découverte de soi. Dans le contexte du Hero’s Journey, lorsque le héros quitte les frontières de sa société (définies par le cadre des limites du mur du jour tel que le nomme Campbell) et franchit le seuil du royaume ou domaine de l’aventure, ce qu’il fait réellement au niveau de sa psyché, c’est de franchir le seuil de l’esprit conscient vers l’inconscient.

Comme l’explique Campbell, l’ego a tendance à s’identifier à la société dans laquelle il vit, oubliant cette ombre. Ainsi, dans les récits du parcours du héros (Hero’s Journey), lorsque le héros quitte la sécurité de sa société, il ne peut que rencontrer de dangereux dragons, ogres et monstres, des êtres aux contours spectraux appartenant à l’ombre et qui surgissent lorsque le héros quitte le confort rassurant de son esprit conscient.

La peur d’affronter l’ombre est à l’origine d’une grande partie de la résistance à répondre à l’appel de l’aventure, car, comme l’avertit Campbell, le héros qui s’aventure hors des murs protecteurs de sa tradition, c’est-à-dire hors de l’image de soi, de son ego/personnæ, rencontrera nécessairement ces êtres de l’ombre.

Une pause puis je reprendrai cette étude au prochain article.

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