LE PERSONNAGE EXISTE

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Selon David Mamet, le personnage n’existe pas en soi. Il est seulement un phénomène dont la caractéristique principale est de suivre un objectif. Ce qui est assez provocateur. Néanmoins, la question du personnage et de sa fonction dans le récit dramatique a suscité un débat passionné depuis qu’Aristote l’a déclaré subsidiaire à l’intrigue, il y a plus de 2000 ans.

Qu’est-ce qu’un personnage, comment fonctionnent les personnages, et comment (dans le cas d’un scénario) le lecteur/spectateur perçoit-il leur fonctionnement ? Aucune de ces questions n’est facile à aborder, mais elles sont essentielles pour comprendre le comment d’un scénario.

Différentes méthodologies peuvent être convoquées pour y répondre. Une approche classique selon la narratologie serait que le personnage n’est pas un être actualisé, c’est-à-dire qu’il existerait effectivement mais seulement par un jeu d’imagination auquel le lecteur/spectateur est convié par l’autrice ou l’auteur de ce personnage.
Le personnage existe donc dans un monde imaginaire. Et il est vrai que c’est de cette façon que la plupart des lectrices et des lecteurs interagissent avec le personnage.

Une autre approche cependant nous intéresse davantage : celle de la construction mentale du personnage. Elle traite les personnages non pas comme de simples mots sur une page ni comme des existences imaginaires, mais comme des constructions psychologiques complexes, dépendantes du texte, dans l’esprit du lecteur et de la lectrice. Dit autrement, le lecteur/spectateur participe à la création du personnage lorsqu’il lit les mots du texte et donne vie à ce personnage.

La faute à Aristote

Dans La Poétique, Aristote déclare que la tragédie n’est pas une imitation d’individus mais d’action (de vie en général). Il ne peut y avoir de tragédie sans action mais, selon Aristote, la tragédie peut être sans personnage. L’intrigue est ainsi devenu l’essence de la tragédie. On peut, sous cet aspect, considérer pourquoi les situations conflictuelles sont au cœur des récits mais cela ne nous explique pas comment elles peuvent l’être.

Un personnage est-il donc action ? C’est-à-dire que nous le percevons et comprenons par ce qu’il fait (et dit). Le visible l’emporte donc.
Pourtant, si nous cherchons un peu au-delà du mot personnage, c’est le terme grec ethos que nous rencontrerons. C’est-à-dire une image de soi (qu’on renvoie d’ailleurs aux autres). Retour à  Aristote : son premier point est que la tragédie n’a pas pour but d’imiter les hommes mais l’action de ceux-ci (la plupart du temps), c’est-à-dire que la tragédie n’a pas pour objet le banal quotidien ou même le passé mais le drame.

Le deuxième point concerne la question comment, c’est-à-dire la manière dont le drame est produit. Le drame n’est pas produit par la représentation de dispositions morales (le personnage ne se construit pas sur l’éthique ou la morale réglant sa conduite), mais par la représentation du changement. Le changement ne peut, en effet, exister sans action, mais peut exister sans moralité (débarrasser de l’enceinte de la morale, des horizons nouveaux s’ouvrent pour l’autrice et l’auteur).
L’intrigue est alors un moyen d’ordonner l’action afin qu’elle se constitue en événements provoquant un changement.

Le narratologue Uri Margolin considère que le personnage est un agent du récit. Cet agent cause ou éprouve les événements de l’intrigue. C’est ce vécu qui oriente l’attention du lecteur/spectateur et sa compréhension de l’histoire.
Que dit Aristote ? C’est sur la base du personnage et sur sa manière singulière de raisonner que nous admettons (en tant que lecteur et lectrice) que ses actions sont d’une certaine nature, et c’est sur la base de ses actions que nous jugeons de son succès ou de son échec. Comme dans la vraie vie. Selon Aristote, la pensée et le sujet pensant (le personnage) seraient les deux causes naturelles de l’action.

Praxis, ethos & dianoia

La praxis désigne les actes que nous accomplissons et qui ont pour finalité de nous transformer. L’ethos, nous l’avons vu, peut être considérée comme la manière d’être sociale d’un individu. Elle signifie aussi l’appartenance d’un individu à telle ou telle communauté, qu’il s’agisse d’une culture ou d’une classe sociale. Le mouvement de l’âme que représente l’ethos est utilisé comme moyen de convaincre par la reconnaissance de ce mouvement entre le personnage et le lecteur/spectateur. L’ethos participe à la catharsis en désignant les passions qui seront purgées.

Quant à la dianoia, elle est l’intellection, le raisonnement. La dianoia est ce qui permet à l’individu de dépasser le sensible considéré comme inférieur à l’intellect. Aristote soutient que si nous connaissons la nature d’un personnage par ses actions, celles-ci découlent directement de la moralité et de la capacité de raisonnement du personnage. Une personne moralement bonne mais à la logique imparfaite peut produire de mauvaises actions ; une mauvaise personne dotée d’une bonne logique peut réussir ses mauvaises actions sans en payer le prix, tandis qu’une mauvaise personne dotée d’une logique imparfaite peut créer sa propre chute.
Si le désir d’un personnage est son objectif dans le récit et que son besoin est qu’il doit changer de manière intime, nous pourrions comparer : le désir réussi et le besoin comblé, c’est le principe de la comédie définie comme fin heureuse (le célèbre happy end). Un désir abouti mais un besoin qui demeure parce que la marque qu’il a laissée sur le personnage le consume de l’intérieur car il ne sait pas comment l’intégrer à sa vie est alors un échec personnel.

Quant à la tragédie, elle est un double échec : désir & besoin restent inaccomplis. La praxis, l’ethos et la dianoia forment le triptyque de tout agent narratif, mais dans les médias dramatiques que sont le théâtre et le cinéma, le lecteur/spectateur ne connaît la moralité et la manière de raisonner d’un personnage que par les actions qu’il entreprend.

Les scénarios, dans la mesure où ils sont des récits destinés à évoquer le support visuel dramatique d’un film à venir, ont tendance à ne pas révéler l’ethos ou la dianoia d’un personnage indépendamment de sa praxis.
Un univers sans praxis est-il alors possible ? Le monde ne serait pas le monde sans l’action : des gens sont assassinés quotidiennement ; génocide, guerre & corruption replacent sans cesse la barbarie dans la constitution de l’humain et sans cesse, il y aura des femmes et des hommes qui se sacrifieront pour en sauver d’autres dans un acte gratuit, sans intention particulière, désintéressés ; tandis que d’autres ourdiront des stratagèmes diaboliques pour détruire leur prochain sans qu’un motif sérieux soit même convoqué ; l’amour et la mort se côtoient sans cesse.

Alors écrire un récit sans action relève de la chose impossible. Bien que la possibilité même de la chose impossible rende étrange cette affirmation.
L’action, après tout, n’est rien d’autre qu’un comportement, et un comportement dramatique englobe tout, des poursuites en voiture au vol d’un regard. L’exigence d’action n’est rien d’autre qu’une exigence que les personnages agissent – ils doivent manifester un comportement, à travers lequel leur ethos et leur dianoia peuvent être révélés.

L’intention sous-jacente

Des actions sont manifestement le produit de décisions conscientes comme de se laisser entraîner à mentir (pour le bien ou le malheur de l’autre) ; il s’agit de décisions mûries. D’autres actions ont des intentions plus modestes ou sont involontaires.
Considérons cet exemple donné par Raymond Chandler : Un homme et sa femme montent en silence dans un ascenseur. Ils sont silencieux, la femme porte son sac à main, l’homme a son chapeau sur la tête. L’ascenseur s’arrête à un étage intermédiaire. Une jolie fille monte. L’homme retire son chapeau.

Bien qu’un geste aussi subtil ne soit pas ce que l’on imagine habituellement quand on pense à l’action au sens aristotélicien du terme, il en dit néanmoins long sur le personnage qui l’accomplit et déstabilise l’équilibre du monde de l’histoire – deux signes révélateurs de la praxis à l’œuvre.
Il s’agit d’une action presque imperceptible, qui peut souvent être un outil de narration aussi puissant que les exemples plus évidents d’action de vaste ampleur que l’on rencontre dans de nombreux récits, en particulier les mythes.

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