Quel rapport la simultanéité entretient-elle avec le temps ? Surtout dans l’écriture d’un scénario ! Le temps des horloges, mécanique grâce à sa nature, est une métaphore correcte de la linéarité de nos intrigues qui consistent en une suite d’événements comme autant de moments ou d’instants sur une ligne que l’on veut chronologique. C’est tellement naturel.
Sauf que la simple juxtaposition d’événements ne rend pas justice à la réalité du récit, car elle fige ce qui devrait demeurer fluide : la tension dramatique d’abord, le mouvement intérieur des personnages (dans la vraie vie, nous n’y avons pas accès non plus), peut-être aussi l’émotion qui s’écoule d’une scène à l’autre.
Que penserait Bergson quand on dit, par exemple, qu’une page d’un scénario équivaut à environ une minute de cinéma ? Il répondrait probablement que c’est là un artifice spatial, que nous décidons arbitrairement que le mouvement ou l’action d’une scène se peint en moments successifs, par simple convention (ou dit autrement parce que cela nous arrange).
Pour Bergson, le temps, le vrai, est celui que nous vivons et quand je dis nous, cela signifie chacun d’entre nous. Et ce temps vécu, Henri le nomme durée, car, pour lui, notre conscience ne perçoit le temps que comme une durée. Une durée pure, pour être précis. Pourquoi pure ? D’abord pour la distinguer du temps objectif, celui qu’on découpe arbitrairement. Ce temps de la conscience est continu. Acceptons cette idée parce qu’elle est peut-être juste : la conscience coule, comme un fleuve.
D’ailleurs, Nietzsche dans son Ainsi parlait Zarathoustra (c’est une lecture libre, très personnelle) dès la première phrase nous dit que Zarathoustra quitte son pays et le lac de son pays, le lac est évidemment symbolique de la sérénité de ses eaux, mais celle-ci endort la conscience, elle fige la pensée au lieu de la mettre en mouvement (ce que Bergson interprète comme une évolution créatrice, c’est-à-dire incessamment du nouveau). Ce nouveau, c’est en fait un flux continu d’états de conscience toujours différents, car on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve selon Héraclite !
Concernant ces états de conscience, nous devons bien admettre qu’il n’y en a pas deux de semblables : une émotion surgit au coin d’une rue, elle est plus ou moins intense, notre mémoire aussi intervient, au coin même de cette rue, nous faisons une rencontre agréable et, poursuivant notre chemin, une autre rencontre, mais déplaisante, c’est bien nos souvenirs des objets que nous croisons qui font le plaisir ou le déplaisir.
Nos espoirs, nos regrets ou nos angoisses, selon les situations dans lesquelles on se trouve, élaborent aussi cet état de conscience, cet état d’âme si on souhaite distinguer le corps, l’esprit et l’âme.
Pourquoi vouloir que nos personnages soient différents de nous ? Ils sentent le temps, leurs temps. Je peux aussi convoquer Saint-Augustin pour mon propos. Pour le saint, le passé n’est plus et le futur n’est pas encore. Pour Bergson, le passé s’entrelace au présent et l’attente, l’anticipation, nous travaille déjà.
Et ces deux-là se mêlent en lumière, couleurs et ombres qu’ils projettent sur notre immaculée âme. C’est la vie.
Raptures (2024) de Jon Blåhed parle de dérive sectaire à travers le regard de Rakel. Ce regard est celui de l’enfant, non de la femme et épouse. Un regard qui n’est pas cloisonné dans une série d’événements, il la justifie en une continuité. Cette continuité n’est possible que par la participation du passé et du présent. Chaque image, chaque scène (il est facile de penser que théâtre et cinéma, par leurs différences, permettent ces termes) contient une émotion qui lui sert de liant pour s’étendre ; les scènes ne s’interrompent pas. Ce n’est pas la chronologie des faits qui organise l’intrigue ; c’est le temps vécu par chaque personnage, chaque regard : le corps est pensé comme un regard.
L’émotion, la passion, le sentiment sont la condition du tout de ce récit, ils en assurent la cohésion. Bergson parlerait d’un flux d’affects passés et présents qui se pénètrent. On ne mesure plus le temps de ce récit : on le ressent.