Le conflit est le bateleur du récit. Le conflit est le moyen par lequel un personnage grandit de son aventure. Le conflit n’est pas nécessairement de la violence ; il est une forme de violence comme par exemple éprouver du remords pour une action ou un couple qui se délite et certes, il est aussi physique quand des rencontres au détour d’un chemin s’expriment autant par la violence des mots que des corps.
Quand on écrit, on s’adresse à une lectrice et à un lecteur. Et alors qu’on leur décrit une succession d’événements qu’ils comprennent plus ou moins, s’ils ne sont pas pour le plupart des situations conflictuelles, ces événements ne nous retiendront pas dans le récit. Avec un conflit, l’événement prend une dimension dramatique. Par exemple, un personnage, nommons-le Marie, se rend chez son épicier pour acheter une bouteille de lait. Elle passe à la caisse et s’en retourne chez elle : rien ne trouble son parcours, aucune tension, aucun intérêt.
Maintenant, reprenons cette scène : Marie se rend chez son épicier. Il ne reste qu’une seule bouteille de lait mais une autre cliente, pressée, veut aussi cette bouteille. Marie doit décider si elle insiste, négocie ou cède. Même le caissier, qui connaît Maire, essaie d’intervenir mais maladroitement, ce qui complique encore plus la situation.
Cette scène dépeint la cause du conflit (un manque de ressources) et l’effet de celle-ci : une confrontation directe avec un autre individu. En tant que lecteur/spectateur, on en tire de l’incertitude (et toute l’anxiété qui l’accompagne habituellement) et de l’émotion : on veut savoir comment Marie réagira et quelles seront alors les conséquences de son choix.
Pour parfaire cet événement, il faut aussi un enjeu. Qu’est-ce qui en premier lieu justifie cette scène ? Quels sont les enjeux (et la motivation) qui font que Marie se rende chez son épicier ?
Modifions quelque peu le lieu de la confrontation. Le bébé de Marie est malade et le médecin a ordonné un type de lait spécifique. Marie se rend donc à la pharmacie. Elle est stressée car l’enfant est en proie à la fièvre. Pour Marie, l’enjeu est immense car elle a besoin de ce lait pour que la santé de son enfant se rétablisse ; c’est de sa responsabilité de mère.
La motivation de Marie se comprend aisément et se partage facilement : elle protège son enfant. Et l’enjeu qui consiste en la santé de son enfant intensifie davantage l’événement. On ressent l’anxiété et la détermination de Marie. On ne décroche pas de la scène tout comme l’air, le conflit est la portance qui empêche l’intrigue de chuter. S’il n’y a rien qui s’oppose à ce que les personnages se complaisent dans la facilité, c’est l’ennui garanti pour le lecteur/spectateur.
A l’origine du conflit, un désir
En fiction, il faut un objectif. Le méchant de l’histoire par exemple, à moins que vous ne vouliez qu’il fasse le mal parce que c’est dans sa nature, possède un désir qui contredit celui du personnage principal. Son discours est un argument contraire à celui du protagoniste et réciproquement.
Nous avons donc un héros ou une héroïne en lequel prend naissance un désir. La réalisation de celui-ci, si seulement elle est possible, n’est pas immédiate. Dans ce cas, elle nous prive de toute la tension que cette volonté présuppose. Le personnage réussira t-il ? Voilà la question dramatique.
L’obtention de quelque chose ou se débarrasser de quelque chose est une épreuve ; une espèce de test, si on veut, qui fait que le personnage se transforme : l’objectif n’est pas une fin en soi, mais les obstacles sont toujours une leçon qu’on en triomphe ou s’ils ont le goût de la défaite. Oser un geste dont on n’a pas l’habitude est intimidant mais une fois accompli, on s’étonne soi-même d’avoir su trouver en soi l’audace qui nous rend humble et fier.
Le lecteur/spectateur a besoin de voir l’effort en train de se faire parce qu’il éprouve cette incertitude quant au sort du personnage.
Il est constant que les difficultés sont en rapport avec l’objectif. Elles sont externes la plupart du temps parce que les scènes vibrent davantage mais ce qui est réellement fascinant, pour nous, lecteur/spectateur, est de suivre le personnage alors que ses doutes et ses peurs et ses blessures ne se cachent pas dans les ornières, à l’affût de son passage ; ils sont là à l’accompagner, à alourdir chacun de ses pas.
Et donc il y a le moment du choix. Le personnage a un dilemme. Et il faut qu’il le résolve. Comment ? Justement, c’est pour cela qu’on reste dans le récit. On veut savoir. Ne faisons pas durer les atermoiements, ils provoquent l’ennui.
L’expérience humaine
On veut voir souffrir les personnages. Pourquoi ? Parce que cela nous rappelle qui ? Nous, bien évidemment. C’est de l’expérience de vie. Et c’est quelque chose qui se fait par étapes, c’est-à-dire en nœuds dramatiques. Elles sont d’ailleurs parallèles entre le mouvement de l’intrigue d’un côté et celui de l’arc dramatique du personnage de l’autre. Le Trou (1960) de Jacques Becker montre bien la souffrance et la ténacité qu’il faut déployer dans notre vie au quotidien pour lutter contre l’adversité.
L’évolution des personnages suit les thèmes convoqués dans le récit : survie, trahison, liberté et elle bat à l’unisson de l’intrigue. Meurtre d’un bookmaker chinois (1976) de John Cassavetes nous montre à quel point il est difficile de vivre dans un monde rempli de forces qui nous dépassent.
Les lieux qui servent d’arrière-plans à chacun de ces récits ne sont que les mobiles, c’est-à-dire les circonstances qui justifient les choix des personnages, ce qui compte, néanmoins, c’est que les décisions qu’ils prennent sont très similaires à nos propres choix même si nos circonstances peuvent être moins dramatiques.