DOCTEUR MABUSE, LE JOUEUR

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Docteur Mabuse, le joueur (1922) de Fritz Lang

Le Docteur Mabuse, maître du mal, inspira de nombreuses figures. Ainsi, nous pouvons donner cette paternité à Blofeld, le tentaculaire maître de SPECTRE, à Lex Luthor le charismatique antagoniste de Superman, extrêmement intelligent et manipulateur tout comme son ancêtre Mabuse ; Keyser Söze de Usual Suspects est lui aussi une figure mystérieuse habituée de l’ombre d’où elle manipule la perception qu’on tire des choses, l’empereur Palpatine ou Hannibal Lecter revendiquent aussi de nombreux points communs avec cette origine.

Mabuse existe dans un environnement en pleine crise. Ainsi, il lui est facile de plier la volonté d’autrui déjà fragilisée par le contexte. Mabuse est le personnage principal mais il n’est pas un héros traditionnel, son principal adversaire est le bien (incarné par Wenk).

Une critique de la société

Thea von HarbouThea von Harbou, la scénariste, fut un témoin de la désillusion et de la montée du nazisme. En fait, en 1922, le ventre n’était pas encore tout à fait fécond de la bête immonde. Ainsi, ce récit devient une métaphore de l’instabilité de la République de Weimar dont la perte des valeurs a mené à la destruction. Les pouvoirs de Mabuse à manipuler les foules préfigure à quel point le contrôle de l’information est l’instrument privilégié du totalitarisme. Il suffit de voir Mabuse subjuguer les personnalités qui comptent pour réaliser son emprise.

S’il faut chercher un responsable, il est vain de désigner Mabuse car la société elle-même est à l’origine de sa dégradation. Docteur Mabuse, le joueur ne déplairait pas à Rousseau qui voit en la société le vecteur du mal chez l’homme.
Aucune classe sociale n’est épargnée par Mabuse : la corrompue haute bourgeoisie, les figures d’autorité qui ne sont que des pantins (dont Mabuse ou d’autres tirent les ficelles) et même les victimes innocentes incapables de l’esprit critique ce qui fait le malheur de la plupart des hommes. Lang et von Harbou ont bien conscience d’un monde en perdition.

Wenk représente l’ordre. D’abord pris entre les rets de Mabuse, il prend conscience de la menace. Son arc dramatique évolue de louangeur à détracteur. Quant à la Comtesse Told, son arc est celui d’une déchéance tragique.

Mabuse

Mabuse se présente à nous comme un joueur exceptionnel qui s’accapare les fortunes et détruit les vies. Un second nœud d’importance est le début de la relation entre Wenk et Mabuse. L’arc de cette relation répond à la question de savoir qui ou quoi de l’ordre ou du chaos l’emportera.

Ce récit traite de la manipulation, du pouvoir et de la décadence. Lang et von Harbou nous offre une symphonie du mal. Mabuse est le maître de l’illusion : il crée et déforme le réel à sa convenance. Il manipule à son gré des consciences qui se laissent certainement trop facilement abuser. Mabuse l’a compris.
Il force ses victimes à ne voir que ce qu’il entend. D’artifice en artifice, ce macabre personnage joue la mélodie de la destruction et du chaos. Les identités multiples que revêt Mabuse interpelle un thème récurrent du fantastique et de la poésie : la métamorphose. Sous le voile, d’autres vérités.

L’esthétisme de Docteur Mabuse, le joueur est l’expressionnisme. Le labyrinthe d’ombre et de lumière aux lignes anguleuses et aux ombres portées tout irréel symbolise ici la perdition des âmes, un univers prêt à sombrer dans l’abîme. Cet espace qui se compose d’illusions est l’esprit de Mabuse dans lequel se fourvoient ceux attirés par sa sombre lumière. Lang ne nie pas ses références à Baudelaire ou à Rimbaud.

Le jeu

Le sort peut-il décider de notre destinée ? Est-il cette véritable force qui nous est supérieure ? Mais nous sommes libres d’y résister. Mabuse a truqué les dés. Il en est le maître comme la figure prométhéenne qui a défié les dieux ou dans notre cas les lois naturelles.
Ceux qui ne résistent pas se feront voler les clefs de leur destinée. Mabuse ne croit pas à la fatalité mais il l’impose aux faibles.

On peut comparer la folie qui s’empare de Mabuse, du moins en apparence, à la décadence de la société. Il est normal que le vivant tombe en pourriture et la société, comme tout organisme, connaît une sénescence. Elle se corrompt. C’est une décomposition des valeurs et des certitudes. Ce sera toujours d’actualité : une société qui est à la fois la victime et le poète de sa propre chute.

L’hypnose est l’arme de Mabuse. Il transporte ses victimes dans une réalité alternative où elles perdent toute volonté. Comment ? Parce qu’elles succombent à leurs passions. Ainsi, elles sont vulnérables. Quand l’instinct et le désir submergent la raison, la volonté cède aux passions du corps. Leurs pulsions, leurs peurs, leurs fantasmes s’exercent à fleur de peau, pour ainsi dire. Car s’ils restent pleinement conscients, Mabuse ne pourrait les exploiter à ses propres fins. Alors ses victimes déchaînent leurs passions et en deviennent des marionnettes sous la main du maître.

Friedrich NietzscheOn peut penser Mabuse (ou tout autre personnage qu’on serait prêt à inventer) sous l’angle de Friedrich Nietzsche et son concept du surhomme. Surtout ne nous méprenons pas : essentiellement présenté dans Ainsi parlait Zarathoustra, le surhomme à la mode nietzschéenne est un idéal d’individu qui transcende les valeurs morales qu’il considère comme décadentes et sources d’oppression.

Ainsi la morale, surtout chrétienne, qui distingue le bien et le mal, étouffe en fait l’expression de notre puissance. Oublions ces notions et venons avec nos propres valeurs, celles qui permettent précisément notre puissance. C’est ce que Nietzsche nomme la volonté de puissance : exprimons véritablement ce dont nous sommes capables alors que nous sommes désenchaînés de ce qui nous a été imposé.
C’est là le problème : on a décidé pour nous. On a étouffé notre créativité par des normes sociales et religieuses. Acceptons notre condition humaine avec sa souffrance et tentons d’atteindre un niveau supérieur d’existence et de réalisation de soi.

Mabuse se place ainsi au-dessus des lois morales et sociales et manipule autrui pour parvenir à ses fins. Il crée un monde dans lequel la moralité et la vérité n’ont pas de sens. Son problème est qu’il se croit supérieur et qu’il pervertit de ce fait la pensée idéale de Nietzsche en prônant la destruction. Il succombera au chaos qu’il aura lui-même créé.

Quelques conseils

De cette étude du Docteur Mabuse, le joueur, nous pouvons tirer quelques enseignements. Si vous avez un personnage manipulateur, donnez-lui de la patience. Une manipulation réussie est un processus lent. Il nous faut ressentir l’inquiétude et l’impuissance des victimes. Et peut-être aussi qu’elles ne sont pas aussi innocentes qu’elles paraissent. Même dans la transparence, des entités peuvent exister et le brouillard serait un voile masquant d’autres réalités auxquelles nous ne sommes pas sensibles mais elles existent cependant.
L’idée de la manipulation est qu’elle peut être bonne comme mauvaise selon les exigences de votre récit. Max Renn de Videodrome (1983) de David Cronenberg est lentement aspiré dans une spirale de paranoïa et de manipulation. Le moyen de cette dernière fait étrangement écho à nos médias actuels aux réseaux sociaux tentaculaires. Cette vérité cachée dont nous détournons volontiers le regard est une fabrication du pouvoir et un instrument de la manipulation des masses. Mais ce qui est très sérieux est que cette masse ne prête nullement attention à ces manœuvres létales pour notre liberté. La thématique de Dark City (1998) de Alex Proyas parle aussi de l’abandon du libre-arbitre et de manipulation.

Mister BabadookPar sa nature même, l’horreur met en péril ce qui est établi comme les institutions sociales, politiques ou religieuses l’ont voulu. L’héroïne et le héros ont alors pour mission de restaurer l’ordre perdu : ce qui implique que cet ordre est considéré comme bon.
Plus sérieusement, il y a une force qu’elle soit d’origine surnaturelle, psychologique ou sociétale qui bouleverse le monde ordinaire (considéré comme l’ordre) de cet héros et de cette héroïne et eux essaient de retrouver un semblant de normalité dans le chaos occasionné. En somme, ils luttent contre une intrusion et tentent alors de reconquérir leur monde. Amelia de Mister Babadook (2014) de Jennifer Kent élève seule Samuel. La créature du Babadook s’immisce dans leur vie. Cette créature est un symbole à la fois des peurs que refoule Amelia et de l’éclatement du foyer après la mort de son mari qui a exacerbé l’insécurité ressentie par Amelia. Le combat de Amelia est une métaphore d’un chaos qui détruit et de la volonté de reconstruire une réalité perdue à travers la relation avec son fils.

Dans The Lodge (2019) de Veronika Franz et Severin Fiala, l’héroïne Grace tente elle aussi de rétablir l’ordre lorsque d’étranges événements se produisent. Grace est sous l’influence dévastatrice d’un traumatisme et d’une manipulation qui la poussent au doute, à la paranoïa. Elle cherche à rétablir ce qu’elle a perdu à cause de ses croyances. Qu’est-ce qui est réel ?

La figure du chaos

Survient alors l’incarnation du mal. En fait, il est considéré comme tel par les normes et l’ordre établi qui voit d’un très mauvais œil la rupture qu’il occasionne dans un espace et un temps qui a mis tant de temps à se construire. Perturbateur des lois naturelles ou morales, l’antagoniste est l’ennemi à abattre. Mais est-il vraiment responsable ? Delassalle dans Les Diaboliques (1955) de Henri-Georges Clouzot n’est-il pas ambigu ?

Un méchant de l’histoire agit souvent comme il le fait car c’est un moyen pour lui de s’affirmer. Annie dans Misery (1990) de Rob Reiner fait le mal parce qu’elle est blessée psychologiquement. Devons-nous vraiment la juger responsable ? Elle l’est certes, du moins de ses actes mais ceux-ci se justifient : elle ne fait pas le mal gratuitement. L’homme aux ballons noirs de Black Phone (2022) de Scott Derrickson est violent et terrifiant, ce qu’il fait est moralement condamnable mais n’est-ce pas sa réponse envers un monde qui le marginalise et contre lequel il cherche à s’affirmer ?

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