Chaque personnage dans un récit, tout comme nous dans la vie réelle, vit dans sa propre réalité. Celle-ci se construit sur nos perceptions au point de se demander s’il existe une réalité objective qui ne dépende pas de notre regard sur les choses et les autres. Après tout, notre réalité n’est peut-être que le fait d’une intersubjectivité, c’est-à-dire de relations qui sont si importantes dans l’écriture de la fiction. Nos croyances, nos valeurs, nos actions dépendent de la façon dont nous percevons la réalité extérieure. C’est comme si nous nous définissions par nos choix et ce que nous interprétons des événements. Faites de même avec vos personnages. Dunkerque (2017) de Christopher Nolan est un bon exemple. D’abord nous avons une multiplicité des perspectives, chacune d’elles représentent une réalité distincte de la situation.
Chaque personnage quelle que soit la sphère dans laquelle il évolue perçoit les choses selon ses expériences immédiates, ses peurs, ses espoirs et le peu d’informations dont chacun dispose. Dans Dunkerque, il n’y a pas de narrateur qui nous explique l’événement comme vu d’en-haut. Nous percevons l’évacuation par la juxtaposition des perspectives comme une énigme qui s’assemble par bribes jusqu’à se révéler totalement.
Les relations les plus passionnantes sont celles lorsque les différentes sphères se croisent et interagissent comme quand les soldats et les civils entrent en contact se redéfinissant mutuellement. Ainsi, nous avons des soldats totalement désespérés, des marins civils qui viennent à leur secours et les pilotes dans les airs.
Chacune de ces sphères s’est constituée en intrigues isolées jusqu’à cette rencontre. Maintenant, en commun, elles partagent la même réalité.
Le conflit comme différence
Les faits objectifs ne sont pas capables en soi de générer du conflit. La manière dont chacun d’entre nous les perçoivent en revanche est source de nombreux conflits. Dans Becket (1964) de Peter Glenville, le roi Henry II d’Angleterre perçoit son pouvoir royal comme absolu et d’origine divine, conception habituelle de l’époque. Mais Becket questionne cette vision quand il considère le pouvoir spirituel distinct et supérieur au pouvoir temporel.
L’arc dramatique de Becket est au cœur de l’intrigue. En effet, d’abord serviteur du roi, il devient avant tout serviteur de Dieu. Il entre ainsi en collision frontale avec la perception inchangée du roi. Becket nous démontre que prendre conscience de la nature éminemment subjective de notre vue sur le monde nous libère de celle-ci. Dans Cinq pièces faciles (1970) de Bob Rafelson, Bobby est piégé par sa propre perception de lui-même. C’est un mécanisme de défense qu’il a mis en place contre ses propres insécurités et son passé.
Une autre contradiction chez Bobby est qu’il ne se sent à l’aise ni dans le monde dont il est issu, ni dans celui qu’il a adopté. Étranger dans les deux mondes, il ne parvient à s’épanouir dans aucun d’eux. La musique pourrait être le moyen de sa libération mais cet indécrottable Bobby la voit comme un fardeau ou une obligation. Pourtant quand il joue du piano sur ce camion en panne, ne cherche t-il pas à s’évader ? Non, il ne s’évade pas, il fuit. Il traite Rayette avec condescendance, résidu d’une classe supérieure qui se sent intellectuellement supérieur et avec Catherine, il se sent déplacé.
L’écart de perception
Cet écart se produit lorsque les personnages qui vivent un même événement l’interprètent différemment. Nous l’avons compris : la différence engendre le conflit. D’abord, le vécu de chacun et les traumatismes de la vie influencent grandement comment nous percevons les choses et les autres. Nos convictions sont aussi de la partie et bien-sûr, tout un chacun ne se positionne pas de la même manière face à un événement : chacun en tire des informations partielles. Dans Stand By Me (1986) de Rob Reiner, quatre garçons partent à l’aventure à la recherche d’un autre.
Chacun d’entre eux vit la même aventure mais ils la perçoivent chacun en leur façon selon leur propre biographie et les traumatismes qu’ils ont déjà connus : Gordie fait le deuil de son frère aîné et par cette aventure, il espère se rapprocher de ses parents qui ont depuis le drame instaurés une certaine distance avec lui ; Chris, issu d’une famille plutôt dysfonctionnelle, s’est persuadé qu’il n’échappera pas à une destinée prévisible alors cette aventure se teinte pour lui d’une espèce d’émancipation de son milieu familial ; Teddy, quant à lui, est marqué par l’héroïsme et le courage de son père, un vétéran, et il l’imite en ignorant néanmoins (volontairement ou inconsciemment) la folie dans laquelle son père est tombé ; et Vern ne voit que le danger que sa nature craintive lui fait entrevoir dans cette aventure (et c’est peut-être lui le plus raisonnable d’entre tous).
Bien évidemment ces écarts de perception mènent à des conflits. Désaccords, disputes, malentendus mais aussi des moments de basculement lorsque se découvre la perception de l’autre. Dans Elephant (2003) de Gus van Sant, nous retrouvons le principe des perspectives multiples : chaque personnage a sa propre interprétation des événements. Le tour de force dramatique de Gus van Sant est d’avoir su démontrer qu’une situation banale est déjà une situation conflictuelle : les points de vue divergents des élèves tout comme dans la vraie vie portent en eux les vils semences de la disharmonie.
Quand les élèves prennent conscience de la réalité des tueurs, ils s’ouvrent en effet à un autre regard mais il est trop tard. Accepter que le regard de l’autre est fondamentalement différent du nôtre, voilà le tragique enseignement de ce récit.