ÉCRIRE L’HORREUR – LES ANALYSES

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L’Inferno (1911) de Francesco Bertolini, Adolfo Padovan et Giuseppe de Liguoro

L'InfernoDans La Divine Comédie, Dante cherche à s’élever à travers les cercles du paradis. J’aime assez faire le parallèle avec le récit biblique de Marie lorsqu’elle gravit la montagne pour rejoindre sa cousine Élisabeth. Tous deux symbolisent une ascension spirituelle. A ce mouvement ascendant, je compare le mouvement inverse de Zarathoustra chez Nietzsche qui descend de sa montagne après une solitude de dix années pour partager sa philosophie avec les hommes.

D’un côté, nous avons une élévation spirituelle vers Dieu. Nietzsche qui connaissait ces traditions littéraire et religieuse cherche à les renverser, à les subvertir. Donc, si La Divine Comédie vous inspire, faites attention à ne pas céder trop facilement à son aspect moralisateur qui correspond à une conception médiévale de la morale.

Le libre-arbitre

Cet Inferno de 1911, fidèle à l’œuvre originale, montre que la damnation est liée aux choix que nous faisons de notre vivant. L’homme, en tant que créature fidèle à l’image de Dieu, à son intention, possède la liberté de choisir entre le bien et le mal. De son choix dépend sa ressemblance avec Dieu. S’il faillit, alors il sera damné : c’est de son entière responsabilité. Certes, nous avons aussi un Rousseau qui prétend que la créature est bonne par nature mais corruptible par la société des hommes dans laquelle elle vit.

C’est pourquoi le jugement divin se fonde sur le libre-arbitre. Plus le péché délibérément commis est grave, plus le châtiment prononcé sera sévère.

Il y a là un paradoxe car si notre responsabilité individuelle ne fait aucun doute dans notre destinée, comment concilier cette idée avec l’omniscience divine ? Cette toute-puissance nous dit que Dieu connaît déjà nos choix. C’est alors qu’intervient la grâce divine. D’abord, l’homme n’a nullement besoin de la mériter, elle lui est offerte gracieusement par Dieu et elle est une occasion pour sa créature de faire le bien ou du moins de choisir le droit chemin comme ce chevalier arthurien suivant le bon sentier à travers une forêt sombre et dense.

La grâce divine n’est pas une interdiction. Elle préserve notre liberté. Elle ne fait que nous conseiller. Chez Saint-Augustin et Calvin, il y a cependant prédestination au salut et notre liberté consiste alors non à faire le bien ou le mal mais à accepter ou à rejeter notre destinée.

L’Inferno de 1911 toujours fidèle à l’œuvre présente une perspective essentiellement punitive. Cette vision est bien trop restrictive pour être acceptée à notre époque. Un récit efficace est un débat entre deux points de vue. Dante ne sort pas du cadre des valeurs morales et religieuses de son époque. Tout comme celle du Christ, son œuvre est un enseignement de la justice divine.
Mais les progrès de la pensée ont donné d’autres idéaux sur la réhabilitation. Il s’agit dorénavant d’une évolution personnelle.

Le corps

Dans L’inferno, la créature damnée subit des tourments physiques. Les récits modernes d’horreur sont plutôt ceux d’entités qui prennent le contrôle des corps. C’est notre identité qui est davantage questionnée que notre foi.

La métamorphose est souvent traitée par l’autrice et l’auteur d’horreur. Elle leur permet de rendre le corps comme une image d’une âme, d’une conscience. On peut admettre sans trop d’efforts que notre identité se fonde sur notre perception de nous-mêmes. Notre apparence influence cette perception. On peut y voir aussi une réconciliation de l’Esprit de Dieu avec l’esprit de l’homme par le moyen de la métamorphose car le corps ne serait pas homme s’il n’était tout à la fois Esprit de Dieu, esprit de l’homme et corps selon Irénée de Lyon.

Ou dit autrement, la métamorphose pervertit l’image que l’on avait de soi pour la rendre plus conforme à cet autre que nous sommes vraiment. Mais cet autre, est-il toujours moi ? Et le regard des autres ?

L’horreur s’immisce parfois dans la réalité virtuelle ce qui est une manière de dire que le corps et l’esprit ne sont pas tant liés que cela car l’âme s’incarne en un avatar tandis que le corps original devient inerte. Tout comme les existences immatérielles dont les manifestations pourtant impossibles sont néanmoins des plus effrayantes.

Un parcours initiatique

Tout comme le Bouddha (mais à travers la méditation), Dante dans La Divine Comédie traverse l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis afin d’atteindre l’illumination. La première Noble Vérité du Bouddha est la souffrance. Certes, il parle de l’existence dans la vie. Chez Dante, elle est une punition ou dans le Purgatoire, elle consiste en une purification des âmes. Pour le bouddhisme, reconnaître la souffrance est le point de départ vers la libération et la renaissance. La Divine Comédie ne prétend à aucune renaissance dans le monde bien que, par le Christ, la résurrection de la chair est possible.

Pourtant tous deux connaissent une illumination : Dante a la vision de Dieu et le Bouddha atteint l’Éveil.

Quelques conseils

Pour susciter un effroi et un malaise chez votre lecteur/spectateur, le corps est le moyen de la tension psychologique. Il faut que nous comprenions qu’il y a un conflit entre l’identité du personnage et son apparence. Chez Quasimodo, identité et apparence sont confondues et ce n’est donc pas ce que vous voulez. Il faut une lutte intérieure à votre personnage. Et celle-ci se manifeste par exemple par une mutation, la possession par un démon ou même un transfert de conscience comme dans la réalité virtuelle.

D’où vient cette tension ? Le lecteur/spectateur ressent en lui (par un personnage interposé) cette perte de contrôle sur son propre corps car chez le personnage, il y a une dissociation entre ce qu’il pense être et cette transformation corporelle qu’il subit.

Body SnatchersVous pouvez jouer aussi avec la perception du personnage : ce qu’il voit et entend n’est qu’illusion. Et c’est son propre esprit qui la crée. L’auteur et l’autrice tablent ainsi sur l’incertitude pour renforcer le sentiment angoissant. Body Snatchers (1993) de Abel Ferrara possède une intrigue très connue : des extraterrestres dupliquent à la perfection les êtres humains mais ne leur ressemblent pas sur le plan des émotions. Les personnages luttent pour maintenir leur identité. Nous prenons en pleine face leurs paranoïas et l’angoisse naît alors de l’incertitude sur ceux qui sont encore humains. Le succès de cette intrigue provient de la facilité avec laquelle nous nous projetons sur les victimes.

TriangleLa lutte contre le sommeil en particulier nous parle directement. Les sens sont alors troublés ; ce qu’ils renvoient de la réalité est totalement incertain. Et comme chez les personnages, l’imaginaire prend le relais. Triangle (2009) de Christopher Smith joue d’ailleurs de cette altération de nos perceptions. Smith se délecte à tordre la réalité dans une répétition temporelle mais légèrement modifiée à chaque retour.

Nous ne sommes pas dans un présent, un passé et un futur qui coexistent (comme dans L’année dernière à Marienbad) mais bien dans une boucle temporelle à la manière de Un Jour sans fin de Harold Ramis. Avec Triangle, nous sommes dans un questionnement permanent. Est-ce vraiment la réalité ? Et les souvenirs des personnages sont-ils vrais ou imaginés par eux ?

Ici, en revanche, les identités ne sont pas exactement définis. Smith semble corroborer la fluidité de nos consciences ou de nos âmes, si l’on veut. Ici, on ne se bat pas pour défendre qui on est, on tente de sortir d’une boucle qui nous enferme comme le font d’ailleurs nos routines quotidiennes.

Pouvons-nous aller jusqu’à dire que revivre un même événement offre une version différente de nous-mêmes ? C’est une question à laquelle vous pourriez tenter de répondre si vous inscriviez une boucle temporelle dans votre prochain scénario. Smith considère que la mémoire et l’identité de son héroïne demeure et c’est cela même la source du conflit. C’est la subjectivité, le cœur diraient certains, de chaque Jess qui entre en conflit avec la Jess originale.

Triangle relève de l’horreur psychologique : la culpabilité, la mesure des conséquences de ses actions, le devenir ou l’enfermement dans un monde dont on ne peut s’échapper.

A la recherche de soi

L’élévation spirituelle est une idée. S’inspirer de La Divine Comédie est un moyen de la réaliser. Dans l’horreur, le parcours héroïque mène aussi à une révélation et se structure comme ce voyage du héros tel que théorisé par Joseph Campbell :

  1. Le Call to Adventure : Ainsi, dans L’invasion des profanateurs de sépultures (1956) de Don Siegel, cet appel à l’aventure (le Call to Adventure) pour le héros se produit en une séquence où ses patients (Miles Bennell est médecin) lui affirment que leurs proches ont été remplacés par des êtres identiques.
    Pour cet homme rationnel, cela relève davantage du délire que de la vérité. Pourtant, c’est l’incident déclencheur qui perturbe son monde ordinaire. Et tout comme lui, nous sommes intrigués par cette énigme. L’incident déclencheur ne sert pas seulement à ouvrir l’intrigue, il nous retient dans celle-ci car nous voulons connaître la réponse à l’énigme.
  2. Le passage du seuil : c’est le moment où le héros et l’héroïne décident de prendre le problème à bras le corps. Ce passage est un point de non-retour pour eux ; ils entrent pleinement dans le monde de l’horreur. Le moment de la première attaque du monstre dans The Host (2006) de Bong Joon-ho est ce moment où Park Gang-du bascule irréversiblement dans l’horreur. Il y a une rupture d’autant plus marquée qu’elle a lieu en plein jour et non dans l’ambiance sombre d’un roman gothique par exemple. La panique et le chaos au moment de l’apparition du monstre aide à porter l’horreur personnelle de l’enlèvement de la fillette à une menace plus grande qui nous inscrit, nous aussi, dans le récit. Ce n’est plus un fait divers envers lequel nous sommes plus ou moins indifférents.

Et ainsi de suite.

La perception que l’on a de nous-mêmes fonctionne bien avec l’horreur. Elle est un moyen de déstabiliser le lecteur/spectateur lorsque celui-ci comprend que la réalité du personnage n’est pas en fait celle qu’on lui montre. Ce sentiment d’incertitude s’accompagne de celui très désagréable de perdre le contrôle, de se sentir devenir autre. C’est une angoisse qui est livrée avec notre condition humaine.

Si on ne peut plus se faire confiance et pas seulement envers nos sens qui nous renvoient une réalité qu’ils altèrent déjà plus ou moins mais aussi parce qu’on doute de cet individu qui est à l’intérieur de nous, alors surgit une étrange solitude. On n’a plus rien à quoi s’accrocher, plus de mémoire qui nous donnait pourtant le sentiment d’exister.

Le gore (le corps ensanglanté) et les jump scares (ces plans qui nous font littéralement sursauter) sont toujours possibles mais lorsque le récit se penche sur ce qui nous définit en tant qu’individus, ils prennent une dimension qui n’en font plus de simples effets gratuits. Considérons The Mist (2007) de Frank Darabont. Quel beau moyen que la brume pour que notre regard ne se porte plus au-delà de la réalité ! Ne savez-vous donc pas les menaces qui s’y terrent ?

Isolés dans un symbole du consumérisme, où toutes les différences se côtoient, les personnages sont marqués d’un fort sentiment d’impuissance qui se communique jusqu’à nous. The Mist expose comment lorsque nous sommes dans une situation de crise un être autre que nous-mêmes se révèle. L’identité que nous offrons aux regards des autres et que nous croyons être nous-mêmes n’est qu’une image superficielle construite pour se conformer aux exigences d’une communauté. Lorsque celle-ci est en péril, que ses fondements se fragilisent, alors l’être qui est en nous et que nous cachons se fait jour. Ainsi, David, le héros, est amené à prendre des décisions qui iront jusqu’à remettre en cause ce qui le définit.

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