LA MANIPULATION ÉMOTIONNELLE – COMPLÉMENT

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Le développement des personnages est certainement l’outil qui permet de river la lectrice et le lecteur dans le texte. Par extension, la manipulation émotionnelle, lorsqu’elle est utilisée par des protagonistes et des antagonistes remarquablement développés, est un outil tout aussi essentiel qu’une autrice ou un auteur peuvent mobiliser pour aider à définir et à façonner un personnage.

Les tactiques d’un manipulateur émotionnel révèlent souvent des vérités profondes, finement tissées, sur les personnages, qu’ils soient victimes ou coupables.

L’arc dramatique

Mais la manipulation émotionnelle, en tant qu’outil de narration, peut également être utilisée au-delà de l’élaboration d’un personnage. Elle peut également servir à façonner son arc dramatique, c’est-à-dire le parcours psychologique d’un personnage. Lorsqu’un personnage ou un protagoniste est la proie d’une manipulation émotionnelle ou qu’il est lui-même le manipulateur, cela peut souvent servir de catalyseur à un arc plus large.

Souvent, les victimes de violence psychologique font l’objet de généralisations ou de stéréotypes de la part de leur agresseur. En termes simples, la généralisation et les stéréotypes impliquent que l’agresseur instrumentalise des termes extrêmes ou des aspects immuables de l’identité d’une personne (ou expression de genre, les caractéristiques d’une personne liées à son apparence, ses intérêts et ses comportements) afin de la rabaisser.
Cela peut souvent mener un protagoniste sur la voie de son parcours dans le récit, souvent dans un sens tragique.

manipulationUn exemple de telle généralisation se rencontre dans Black Swan. Tout au long du récit, Nina est souvent la proie de son metteur en scène, Thomas Leroy, qui tente de manipuler sa psyché et d’améliorer ainsi sa performance dans le ballet Le Lac des cygnes.
Pour ce faire, il la dépeint comme une danseuse frigide et naïve. Ce faisant, Thomas espère la culpabiliser et l’amener à repousser les limites de sa sexualité, permettant ainsi à son sombre alter ego de s’infiltrer dans sa performance. Sa généralisation de l’innocence de Nina l’entraîne finalement sur la voie sombre des hallucinations, ce qui contribue à la faire sombrer dans la psychose. Cette tendance se poursuit tout au long du scénario lorsque Lily, une autre ballerine de la compagnie, stéréotype Nina comme une élève fragile et sexuellement réprimée qui a le béguin pour son professeur.

Elle incite même Nina à consommer de l’alcool ou de la drogue. Cela contribue également à ce que Nina se détache de la réalité. Alors que Nina est de plus en plus désespérée de prouver à Lily et à Thomas qu’ils ont tort à propos de leurs présomptions réductrices, elle devient de plus en plus insouciante quant aux conséquences de se redéfinir (c’est-à-dire à travers son arc dramatique) à l’encontre de ces généralisations.
Ces deux tactiques de manipulation émotionnelle servent finalement de catalyseur à l’évolution du personnage de Nina et à sa fin tragique. Grâce à ces tactiques, nous comprenons que le désir ou le souhait de Nina est de ne pas être perçue ou jugée sur ce qu’elle renvoie d’elle-même aux autres, ce qui donne du poids à son objectif de redéfinir les attentes à son égard. Mais sans les machinations émotionnelles de Thomas et de Lily, Nina, en tant que personnage principal, ne disposerait pas de l’élan nécessaire pour s’engager dans l’arc tragique qui définit sa personnalité.

Un manque de considération

manipulationUn autre outil bien connu des manipulateurs émotionnels consiste à exclure ou à ignorer complètement leur victime. Changer de sujet, ignorer ce que l’autre a à dire, fait des personnages les plus charmants des maîtres manipulateurs. Cependant, de la même manière qu’un personnage secondaire peut influencer un changement profond chez le personnage principal, les dynamiques de pouvoir qui entrent en jeu avec les manipulateurs dont l’arme est d’ignorer leurs victimes peuvent souvent créer de grandes arches de personnages. Prenons l’exemple de la relation entre Mme Robinson et Benjamin dans Le Lauréat. Après que Mme Robinson a invité Benjamin chez elle, celui-ci tente à plusieurs reprises de s’excuser et de retourner chez ses parents. Cependant, Mme Robinson l’ignore et d’autres scènes encore insiste lorsque Mme Robinson change encore une fois de sujet pour parler de son histoire personnelle en ignorant Benjamin.

L’utilisation de ces techniques manipulatives permet à Benjamin de rester auprès de Mme Robinson suffisamment longtemps pour que les véritables machinations apparaissent au grand jour, à savoir la poursuite de l’attirance qu’elle éprouve pour Benjamin et que Benjamin en prenne conscience. De plus, cette méthodologie révèle une dynamique de pouvoir fascinante qui évolue lentement au cours du scénario. Car, au fur et à mesure que la liaison entre Mme Robinson et Benjamin se poursuit, Benjamin se retrouve sur un pied d’égalité avec elle, désespéré de reprendre le contrôle de sa propre vie et d’apprivoiser son sentiment d’absence de but. Cependant, sans les manipulations de Mme Robinson qui ont donné le coup d’envoi de ce cheminement psychologique, les enjeux et la dynamique qui sous-tendent cette relation et cet arc dramatique pour Benjamin ne seraient pas correctement établis.

Sans la mise en place de l’inégalité de pouvoir initiale entre ces deux personnages par le biais des tactiques de manipulation de Mme Robinson, Benjamin n’aurait pas un arc aussi clairement défini. Cette clarté est nécessaire non seulement pour la compréhension du personnage mais aussi envers l’intelligibilité du récit et de son message. Ce qui est peut-être le plus fascinant dans la façon dont l’ignorance des autres est utilisée dans Le Lauréat, c’est la façon dont ces tactiques de manipulation émotionnelle disparaissent progressivement au cours de l’intrigue.
Au moment où Benjamin tente d’exposer sa liaison avec Mme Robinson à la fille de celle-ci, Elaine, Mme Robinson n’est plus en mesure d’ignorer Benjamin (car, en effet, n’importe quel personnage d’un récit devrait connaître un arc dramatique même s’il est aussi léger que le bruissement d’une feuille sous une faible brise).

Au cours de la préparation de cette séquence de révélation (que l’on peut assimiler à l’anagnorisis de l’antiquité grecque où le personnage découvre la réalité de sa situation), les deux personnages tentent de forcer la main de l’autre en ce qui concerne le secret de leur relation, jusqu’à ce que cette tactique ne soit plus possible pour l’un ou l’autre d’entre eux.
Cela contribue à ponctuer l’évolution du personnage de Benjamin et reflète le changement dans la dynamique du pouvoir entre les deux personnages. Ce n’est plus Mme Robinson qui a le contrôle, mais Benjamin. Le contrôle ou le sentiment que l’on en a rassure. Cette nouvelle assurance complète l’arc dramatique de Benjamin.

Renversement de l’attitude

La manière la plus convaincante de définir l’arc dramatique d’un personnage par le biais de la manipulation émotionnelle est peut-être de voir la victime adopter les pratiques de ceux qui l’ont manipulé. Cela permet non seulement de mettre en évidence les défauts du personnage et la lutte pour les surmonter, mais aussi de ponctuer les derniers soubresauts de cet arc narratif personnel, lorsque les décisions du personnage ont le plus d’impact sur le plan thématique.

Les protagonistes qui ont été victimes de manipulation émotionnelle avant de devenir eux-mêmes des manipulateurs peuvent constituer un lien puissant entre ce dispositif de narration et l’élaboration d’arcs dramatiques singuliers. Dans Le diable s’habille en Prada, l’aspirante journaliste Andy Sachs est constamment manipulée par sa directrice, Miranda, qui change constamment les règles du jeu de la réussite tout au long du récit. Même lorsque Andy a techniquement fait son travail au mieux de ses capacités, Miranda n’est jamais satisfaite. Miranda redéfinit sans cesse les règles de ce qu’elle considère comme un travail bien fait, obligeant Andy à se remettre en cause et à lutter pour rester à la hauteur.

manipulationCependant, au moment où Andy a maîtrisé l’art de s’adapter à ces nouvelles règles, il devient clair que ses triomphes à cet égard sont en grande partie dus à l’adoption de certaines des tendances les moins souhaitables de Miranda. Cela atteint son paroxysme vers la fin du scénario lorsque Miranda insiste pour qu’Andy prenne la place d’Emily lors de son voyage à Paris pour la semaine de la mode. Andy finit par justifier sa décision auprès d’Emily en affirmant qu’elle n’avait pas d’autre choix que d’accepter l’offre.
Alors qu’auparavant, Andy affirmait qu’elle n’avait aucun intérêt à aller à Paris ou à faire progresser sa carrière au sein de Runway Magazine, elle redéfinit les règles du jeu pour elle-même et pour Emily en affirmant qu’elle était tout autant victime qu’Emily.

Ce moyen de défense, qui consiste à nier son propre rôle dans la situation actuelle, est quelque chose qu’Andy a directement appris de Miranda. Miranda se considère comme au-dessus de tout reproche, tout comme Andy à cet égard. Le fait qu’Andy nie sa culpabilité et qu’elle modifie les règles montre à quel point elle est devenue comme Miranda, ce qui conduit finalement à l’aboutissement de l’arc dramatique de son personnage.

Il est impératif de définir les personnages, mais au-delà de cela, il est particulièrement important de créer des arcs dramatiques singuliers et spécifiques pour générer un impact et une résonance thématique. Cependant, dans les limites d’un épisode ou d’un long métrage, il est essentiel de créer des temps forts (c’est-à-dire comme autant d’étapes claires et distinctes) qui ponctuent l’arc dramatique d’un personnage, qu’il soit principal ou non, afin de créer des récits satisfaisants.

La création de personnages émotionnellement manipulateurs, et de personnages dont les arcs dramatiques sont définis par les actions de ces personnages, peut non seulement générer des dynamiques de pouvoir extrêmement complexes, mais aussi servir de catalyseur pour des arcs dramatiques convaincants.
Ces arcs et le dispositif de narration par manipulation émotionnelle motivent et informent également le thème. En fin de compte, sans thème, les longs métrages et les séries peuvent souvent donner l’impression d’être habituels ou d’être mal définis ce qui n’est, d’évidence, une bonne impression.

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