TRAGÉDIE, COMÉDIE ET SCÉNARIO

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Nous avons vu dans un article précédent que pour écrire une histoire efficace, il était important d’apprendre à distinguer entre tous les différentes effets cognitifs qu’une histoire pouvait véhiculer. En d’autres termes, tout ce qui permet une réaction émotionnelle, un mouvement émotif, du lecteur.

Une seconde étape consiste à repérer dans les textes choisis d’autres auteurs (ceux que l’on apprécie) les différentes structures mises en place pour engendrer dans l’esprit du lecteur telle ou telle réaction émotionnelle.
Il existe donc autant de structures singulières que d’effets cognitifs recherchés par un auteur. C’est comme si chaque effet cognitif avait sa propre recette. Et vous allez fabriquer vous-mêmes votre propre livre de recettes accumulant tout un corpus de scénarios que vous avez tout particulièrement appréciés.

Il faut donc identifier et trouver les différents ingrédients qui entrent dans la constitution de l’effet cognitif voulu et de les combiner afin de produire cet effet. Le tout premier endroit où l’on doit chercher est dans l’intrigue elle-même. C’est dans cet espace, différent de l’exposition et du dénouement, que les auteurs mettent habituellement en place la structure singulière qui leur permettra d’atteindre à un certain effet cognitif.

Une fois qu’un auteur a compris comment un autre auteur est parvenu à créer tel effet dans l’esprit du lecteur (identification de l’effet et du moyen pour l’achever), il peut se servir de ce modèle pour émouvoir le cœur et l’esprit de son lecteur.

Ainsi, cet auteur aura à sa disposition un catalogue de modèles dans lequel il pourra choisir celui qui convient le mieux à son expression personnelle.
Cette expression personnelle consiste à se demander dans quelles contrées psychologiques souhaitons-nous emmener notre lecteur, quelle émotion, quelle idée, quelle perspective voulons-nous qu’il emporte avec lui. Le premier pas est donc une décision.

Retour aux sources

Les auteurs de la Grèce antique furent en leur temps très dynamiques et très imaginatifs. D’ailleurs, nombre de leurs innovations littéraires sont encore utilisées de nos jours. Par conséquent, on peut apprendre d’eux quelques recettes dramatiques et surtout, ils peuvent nous montrer comment à notre tour nous pouvons aussi innover.

Les auteurs antiques se servaient de deux effets cognitifs fondamentalement différents. Certaines histoires faisaient sourire le lecteur/spectateur alors que d’autres soulevaient en lui des pleurs. Les premières furent appelées comédie et les secondes tragédie.

Notre esprit humain est ainsi fait qu’il distingue le monde en sources de plaisir ou de souffrance. Il recherche le plaisir et fuit la souffrance.
Il est remarquable que les anciens auteurs grecs aient compris cela et que leurs histoires furent orientées pour emmener le lecteur/spectateur vers ces deux destinations. Leur intention était d’atteindre toute la gamme des expériences humaines. Ils ne cherchaient pas à privilégier les bonnes expériences. Ils s’engageaient littéralement avec tout ce dont l’esprit humain est capable. Du rire aux larmes. Ce qui nous permet aussi parfois de ressentir des plaisirs coupables ou de rire du malheur d’autrui.

La tragédie prenait place lorsque les dieux appliquaient leurs pouvoirs écrasants sur l’humanité vulnérable. Dans le cas de la comédie, comme celle-ci suggère que l’intrigue de la tragédie soit inversée, l’humanité s’imprégnait sur les dieux. Par exemple, dans Les grenouilles d’Aristophane, Dyonisos est atteint d’une diarrhée. En d’autres termes, la condition humaine s’imposait aux dieux.

La comédie permettait à l’humain d’empiéter sur le domaine des dieux. C’est ainsi que cela procurait du plaisir et non de la souffrance.

Comprendre le modèle

La méthode pour permettre de saisir le modèle consiste donc à considérer un ensemble d’œuvres (par exemple quelques scénarios que nous apprécions), repérer en chacun d’eux les effets cognitifs et comment ces effets ont été amenés par l’auteur dans l’esprit du lecteur.

Cette manière de faire particulière à un auteur est cependant quelque chose d’élaboré, donc de structuré. Chaque effet cognitif est étayé par une structure qui lui est personnelle.

A propos de modèle, considérons Œdipe. A la fin d’Œdipe, lors du troisième stasimon, le chœur tire une morale de l’histoire : Œdipe pensait tout avoir mais la vie lui a montré qu’il ne possédait rien. La destinée humaine est changeante.
Ce chant provoque un ultime effet cognitif. Il permet de comprendre que l’on doit tempérer sa joie parce qu’à tout moment, la vie peut nous réserver quelques surprises désagréables.

Maintenant que cet effet cognitif est identifié, il faut se demander (gardez en mémoire que tout questionnement est une ouverture sur le monde) comment l’histoire d’Œdipe parvient à amener le lecteur/spectateur à une telle évidence (certes liée à un état émotionnel donc très subjectif) ?

La prophétie annonçait qu’Œdipe tuerait son père et épouserait sa mère mais rien dans ce présage ne permettait de prévoir qu’Œdipe réaliserait la prophétie. Et lorsqu’il comprend (moment de l’anagnorisis) ce qu’il a fait, il s’empare des broches de sa mère et se crève les yeux (pour ne plus voir la vérité du monde).

Ce détail répugnant n’est pas mentionné dans la vieille prophétie ni dans la poésie homérique au sujet d’Œdipe. Sophocle, cependant, a décidé de l’inclure dans l’histoire. Et ce choix est un puissant moyen de générer cet ultime effet cognitif et chez Sophocle, c’est précisément ce message que cet effet cognitif voulait véhiculer.

Mais revenons un instant sur ce détail. C’est un coup de théâtre, un rebondissement auquel personne ne s’attendait. Nous avons donc un effet de surprise utilisé comme un instrument ou plutôt comme un agent de l’effet cognitif recherché.
L’horreur du geste d’Œdipe frappe le lecteur/spectateur de plein fouet alors qu’il est encore sous l’effet de la scène de reconnaissance par Œdipe de l’horrible réalité de la prophétie.

Prenons un autre exemple : Des gens comme les autres de Alvin Sargent, d’après un roman de Judith Guest. Nous découvrons lors de l’exposition la famille Jarrett, une famille bourgeoise aisée, apparemment heureuse. C’est alors que survient la mort du fils aîné, Buck. La famille est alors sous le coup de cette horrible tragédie et Conrad, qui se sent responsable de la mort de son frère, fait une tentative de suicide.

Conrad est alors pris en charge par le Docteur Berger et apprend à mieux gérer ses émotions plutôt que de les contrôler en vain. Conrad se met alors à fréquenter Jeannine qui l’aide à regagner un certain optimisme.
Mais Conrad, encore fragile, apprend que Karen, une jeune fille qu’il a connue pendant son séjour à l’hôpital, s’est suicidée. Cette nouvelle prend à contre-pied à la fois Conrad et le lecteur parce que tout dans le comportement de Karen semblait montrer qu’elle allait très bien.

Cependant, cet événement, horrible en soi, est destiné à nous faire comprendre que Conrad, le personnage principal, est parvenu au bout de son arc dramatique en surmontant ce dernier obstacle. Nous ne pouvons nous empêcher de voir enfin une lueur d’espoir dans la reconstruction de cette famille mais ce n’est pas l’intention de l’auteur. Et il nous réserve une dernière surprise.

L’ultime rebondissement, celui par lequel cette histoire laissera son empreinte sur nous, est la décision de Beth, la mère, de quitter le domicile conjugal et de laisser Calvin, le père, et Conrad gérer cette nouvelle situation familiale.
Le dénouement pose d’ailleurs une question ouverte sur le devenir de leur relation toute enveloppée de l’incertitude de cette nouvelle situation.

Vous pouvez donc vous servir de ce modèle. Créez un moment d’espoir, de solution apparemment heureuse puis bousculez cet espoir avec un abrupt rebondissement.

Repérez dans les scénarios (ou toute autre œuvre) que vous aimez ces moments où vous vous apercevez que l’histoire vous bouleverse. Essayez de comprendre – et votre interprétation pourrait différer de celle d’un autre auteur, après tout, vous expérimentez et chacun a sa propre manière de voir le monde – comment cette émotion a pu émerger, sur quelle structure l’auteur que vous étudiez s’est-il appuyé pour engendrer une telle émotion qui vous a personnellement touché ?

La tragi-comédie d’Euripide

Contrairement à d’autres auteurs qui privilégiaient soit la tragédie, soit la comédie, Les Bacchantes d’Euripide stimulent à la fois le plaisir et la souffrance. Les Bacchantes nous conte l’histoire d’adoratrices extrémistes de Dionysos. Cet extrémisme conduit à la mort du roi dans un acte de folie furieuse.

Parmi celles qui prirent part au massacre de Penthée, il y avait Agavé, sa mère. Dans les derniers moments de la pièce, Agavé entre en scène en portant en triomphe la tête de Penthée.
Simultanément, Cadmos, le père d’Agavé et grand-père de Penthée, entre en scène portant les restes de son petit-fils écartelé par les Bacchantes et se lamente de sa mort.

A ce moment de la pièce, nous avons une seule situation : la mort du roi. Et cette mort occasionne chez l’un des personnages de la joie et chez l’autre une terrible souffrance. Le lecteur/spectateur assiste à la fois au plaisir de l’un et à la souffrance de l’autre et cela combiné en un seul événement.

Quel fut l’apport d »Euripide en terme de nouveauté ? Il construisit une intrigue avec deux points de vue. D’un côté celui du personnage mâle de ce temps-là qui a toujours porté sur le monde le regard traditionnel de la place de l’homme dans la société et de l’autre, celui d’une adoratrice de Dionysos qui voit les choses totalement à l’opposé. Pour elle, la violence est amour, la féminité est le pouvoir et le sacrifice est une rédemption divine.

Cette double perspective pava le chemin vers le dénouement au cours duquel nous avons un personnage fondamentalement tragique et un autre qui ne ressent la tragédie que comme une mascarade. A l’époque d’Euripide, cette façon d’écrire était totalement nouvelle.

Si vous avez besoin de créer un effet tragi-comique (d’ailleurs, on peut appliquer cette méthode heuristique à un effet purement comique ou bien encore à un effet fantastique en se servant d’autres structures), il vous faut imiter la structure utilisée par Euripide, savoir deux personnages qui feront la même expérience en réagissant de manière opposée.

Ce qui donnera aussi au lecteur/spectateur deux manières de voir les choses. Eternal sunshine of the spotless mind de Charlie Kaufman et Michel Gondry, d’après une idée originale de Charlie Kaufman, Michel Gondry et Pierre Bismuth, suit précisément cette structure mise en place par Euripide.
Joel et Clementine voient les mêmes choses différemment.

Lorsque vous étudiez un scénario, essayez de trouver ce qu’il fait différemment. Comment ce rapport entre l’effet et la structure qui le soutient est-il original ?

A propos de la comédie

Dans les premiers temps, la comédie cherchait à créer un véritable sentiment d’euphorie. Puis l’effet cognitif s’est en quelque sorte dégradé pour donner au lecteur un sentiment de contentement satisfait.

A l’origine, les comédies (celles qui nous sont parvenues ont toutes été écrites par Aristophane) posaient comme problème à résoudre une guerre, une famine, c’est-à-dire des problèmes du monde réel très graves et très ancrés dans l’opinion publique comme insolubles. L’intrigue de la comédie était initié par ce problème. Il fallait donc un héros assez fou pour s’attaquer à ce type de problème parce que seule la folie pouvait justifier que quelqu’un ose prétendre pouvoir résoudre un problème que même les plus sages des hommes n’auraient eu le courage de prendre en charge.

Ce personnage à l’enthousiasme insensé se mettait alors en branle pour résoudre ce problème d’une manière totalement excentrique, irraisonnée, comme de construire une ville dans les nuages ou de parcourir l’au-delà.
Au fur et à mesure que la solution absurde prenait forme, que la réalité s’estompait vers de nouvelles lois physiques impossibles, la solution devenait possible mais non pas littéralement mais en imagination.

Par exemple dans Les grenouilles d’Aristophane, Dyonisos ramène Eschyle des Enfers pour contrer la médiocrité des poètes athéniens du moment. Dans Lysistrata, Aristophane conclut sa pièce par une danse entre athéniens et spartiates pour mettre fin à la guerre entre ces deux nations perpétuellement ennemies.

Dans ces comédies originelles, l’intrigue réduisait la logique à néant afin d’entraîner le lecteur/spectateur dans un monde merveilleux où tout semblait possible. D’où l’effet cognitif d’euphorie ressenti. Nous avons des exemples actuels de ce type d’effets cognitifs : Monty Python : Sacré Graal par exemple ou encore Là-Haut de Bob Peterson.

Là-Haut expose un problème impossible à résoudre : que se passe-t-il lorsque le seul amour de votre vie meurt ? Et l’histoire propose une solution tout autant impossible : Accrocher des ballons à une maison pour la faire s’envoler.
L’invention de Bob Peterson est très originale tout en se coulant dans ce modèle originel des comédies et procure un effet psychologique d’euphorie lorsque les rêves se réalisent et que l’imagination gère nos vies.

La comédie légère

Plus tard, Ménandre proposa une autre forme de comédie. L’intrigue n’était plus initiée par des problèmes de civilisation, de corruption politique ou de catastrophes mais plutôt par des problèmes plus individuels, plus humains comme un quiproquo, une promesse inconsidérée, un acte stupide qui n’aurait pas été commis en temps normal. En somme, nous étions en pleine comédie de boulevard.

Il serait si simple de reconnaître immédiatement qu’on a fait erreur. D’autant plus que le lecteur sait que le choix malheureux est facilement réparable. Mais la nature humaine est ainsi faite que l’on est parfois trop fier ou peut-être trop embarrassé pour admettre ses erreurs et on persévère dans le trouble, le renforçant par notre attitude obstinée.

Puis les choses prennent une telle ampleur que c’est presque suppliant que l’on admet s’être trompé, qu’on demande pardon pour tous ceux que l’on a blessé par notre comportement obtus.

Voilà à quoi ressemble la comédie après Aristophane. Une petite erreur enfle à cause d’un orgueil ou par honte jusqu’à ce que la personne admette son erreur. Tout le monde est alors pardonné et on célèbre l’ordre retrouvé.

Cette nouvelle comédie ne cherche pas à amener le lecteur/spectateur à croire à l’impossible. Elle exhorte au contraire le lecteur à ne pas ruiner sa vie inutilement. L’expérience psychologique de la nouvelle comédie est le sentiment que les choses sont redevenues ce qu’elles auraient du être. Au lieu d’un délire triomphal comme l’euphorie, nous rencontrons un sentiment bien plus humble de soulagement.

La comédie romantique, rejeton de la comédie antique

Ce nouveau type de comédie s’est révélé si populaire qu’elle est devenue la base de nombre de sitcoms et de comédies romantiques comme par exemple, 40ans, toujours puceau de Judd Apatow et Steve Carell. Dans cet exemple, le problème banal est que le héros refuse de confesser son manque total de sexualité. Et plus il s’entête dans ce déni, plus ses difficultés deviennent ridicules.

Au moment du climax, il finira par avouer et le problème se dissoudra comme par magie.

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