Pour se lier aux personnages, le lecteur/spectateur doit trouver en eux des articulations partagées. Un biais possible pour alimenter cette presque fusion entre un être de chair et d’os et un être de fiction, peut-être suffirait-il de donner à cet être imaginaire des préoccupations, des contradictions, des dilemmes ; c’est ce qu’on appelle traditionnellement des conflits intimes.
En tant que lecteur/spectateur, on est plus concerné par ce qu’on interprète de ce qui travaille de l’intérieur un personnage que par notre épiderme qui réagit à la violence des événements contés.
Illustrons avec Fidelio, l’odyssée d’Alice (2014) de Lucie Borleteau. Alice est prise entre deux sentiments contradictoires : elle a un compagnon qui est resté à terre et le capitaine, un ancien amour. On peut entendre dans cette situation (encore une fois, cela dépend de chacun d’entre nous et ici, je vous propose ma lecture) des questions comme la liberté n’est-elle pas une trahison de l’autre ? Ou encore, l’amour résistera-t-il au temps et à l’espace dans cet infini de l’océan ? Des images poétiques comme celle-ci force l’imagination.
Dans cet infini, Alice ne peut s’ancrer à aucune terre. Elle vit pleinement son émancipation, mais à quel prix ? Bien-sûr, cela nous parle aussi. Doit-on l’envier ? Au risque de nous perdre ?
On croit Alice entourée, mais elle est seule avec ses pensées et ses doutes qui la blessent. Terrible journal intime sur lequel nous lisons nos propres luttes et limites.
L’Autre Continent (2019) de Romain Cogitore est une sublime histoire d’amour. Mais la maladie d’Olivier met à mal cette histoire. La vie est faite de moments de joie, de plaisirs simples jusqu’à en être extraordinaires, mais aussi d’épreuves et de doutes. Et les uns et les autres doivent être surmontés d’un même effort. Alors l’amour et cette offrande de soi à l’autre seront sérieusement mis à l’épreuve. Quand Maria s’interroge sur sa capacité, voire sa volonté, à accompagner l’être qu’elle aime, son dilemme se communique jusqu’à nous. Et nous projetons nos propres peurs, et notre espérance, et notre désespoir sur cette relation qui, bien qu’elle soit fictive, porte son terrible lot de crédibilité et de vraisemblance.
Il y a un thème universel qui m’apparaît dans cette relation entre notre liberté individuelle (assez proche du narcissisme) et notre engagement envers l’autre. Le désir d’indépendance s’incarne chez Maria par sa passion pour les langues. Cela aurait pu être tout autre chose, comme la foi, par exemple, en tant qu’affirmation de soi, de se définir d’abord comme un individu. Parce qu’elle parle plusieurs langues, Maria s’adresse d’une seule voix au monde : une diversité des langues, certes, mais une seule parole. Doit-on y voir une aspiration de l’humanité qui désespère de son unité ? Maria ne connaît pas de limites et ce chemin l’a mené jusqu’à Olivier. Le chemin de liberté d’Alice l’a mené aussi jusqu’à un ancien amour.
Toutes deux pensaient s’affranchir des contraintes du monde. Ces rencontres étaient-elles inéluctables parce que fatalité ou bien déterminées par leurs choix ? Alors, bien-sûr, une harmonie, surtout quand elle est de nature amoureuse, impose quelques renoncements, quelques compromis.
Et c’est bien ce que nous-mêmes nous éprouvons, quand on écrit ou qu’on lit.
Un autre exemple : Me and Earl and the Dying Girl (2015) de Alfonso Gomez-Rejon dans lequel Greg perçoit comme une contrainte de s’engager avec Rachel. Il a à la fois peur de cette proximité exigée et notamment, connaissant la date d’expiration de Rachel (ou du moins l’anticipant), c’est l’absence qui lui fait peur, car la présence de Rachel sera encore plus lourde quand elle aura succombé. Nous sommes dans le même cas : et si nous n’avons pas encore connu la perte d’un être aimé, nous imaginons facilement ce que cela serait et c’est déjà douloureux.
D’ailleurs, on se reconnaît en Greg, toujours à fuir l’amour par crainte d’être blessé alors que c’est justement l’amour qui peut nous sauver. On est beaucoup plus vulnérable qu’on ne veut bien le croire, ou, du moins, la plupart d’entre nous.