Qu’est-ce qui meut l’intrigue ? Le conflit bien-sûr. On ne pose pas une situation conflictuelle par accident. Le conflit émane du personnage : ce sont ses valeurs, ses priorités, sa vision singulière du monde qui font le conflit. Ce qui revient à dire qu’un conflit dans l’intrigue est tout à fait subjectif et qu’il ne peut être autonome, mais doit se rapporter à une entité.
Le problème de la perception du conflit
En fait, nous avons une interprétation. L’autrice et l’auteur jettent leur personnage dans une situation et de ce que celui-ci en perçoit, c’est-à-dire de la manière dont il comprend ce qu’il lui arrive, il s’ensuit un conflit. Ce dernier est-il justifié ? Difficile à admettre d’emblée, car ce sont nos propres systèmes de valeurs qui apparaissent façonner notre expérience du monde.
Si cela est une vérité, laissez-moi tenter de la démontrer avec Melancholia (2011) de Lars von Trier. Deux personnages : Justine et Claire avec chacune un système de valeurs et une compréhension du monde différente. Justine, dépressive par nature, semble accepter l’inéluctable effondrement du monde. Claire, qui est bien plus attachée aux valeurs traditionnelles, en est totalement déstabilisée. La forme du conflit se manifeste à travers la perception qu’en ont ces deux femmes : elles apparaissent certes à la même fratrie, néanmoins l’une ressent une sorte d’apaisement de son état dépressif et l’autre panique.
Cette situation conflictuelle a cela de remarquable qu’elle place deux points de vue face à une même réalité. Pour l’une, cette réalité est perçue comme une délivrance et pour l’autre une menace. Ce que nous pouvons lire ici est que notre vécu, notre expérience passée du monde, influence comment nous recevons les choses quand elles se déroulent devant nous. Justice accepte la fin du monde et claire résiste pour préserver une normalité qui n’est déjà plus. Que reste-t-il de nos valeurs lorsque, soudain, plus rien n’a de significations ?
La réaction au conflit
Je souhaiterais inviter Sartre dans cette réflexion. Un moment de crise comme celui d’un conflit qui éclate est l’expression d’une liberté. Une expression qui semble de prime abord assez compliquée à s’en saisir. Lorsque nous nous retrouvons dans une situation particulièrement contraignante, quel que soit ce conflit que nous confrontons, nous avons toujours le choix de notre réponse ou de notre attitude.
Nous sommes libres de choisir. Rien ne nous détermine à une réponse qui serait inscrite dans nos gènes : nous avons le choix de celle-ci et donc, à chaque obstacle que nous rencontrons, nos actes librement choisis révèlent des aspects de nous-mêmes que nous ignorions ou que nous aurions refoulés pour telle ou telle raison : c’est comme cela qu’on crée un personnage différent.
Et c’est un personnage responsable. Même quand il ne choisit pas lors d’une confrontation, il est encore responsable de cette décision. Interrogeons-nous maintenant sur la question du libre-arbitre. Nous sommes responsables, mais il est difficile de nier que des conditionnements en interne nous obligent : notre corps par exemple ou bien notre mémoire qui évoque de très mauvais moments que nous ne sommes pas très enclins à revivre et qui règlent alors notre réponse possible lors d’une situation que nous estimons (à tort très souvent) similaire.
Extérieurement, la vie en société nous impose une morale à suivre ou bien encore, nous héritons des croyances de nos ancêtres sans chercher aucunement à les remettre en cause. Elles nous paraissent si évidentes, pourquoi faire l’effort de les questionner ? Peut-être aussi que nos réactions sont le produit (donc elles ne sont point libres puisqu’il y a, si l’on veut, une cause qui fait que notre réaction est ainsi et pas autrement, et même, encore plus simplement, qu’il y a une réaction) de toutes ces forces, internes comme externes, et ainsi, nous aurions l’illusion de notre liberté.
Je ne sais si Paul Schrader avait Sartre en tête pour The Card Counter (2021), mais William Tell a beau vivre une vie rigoureusement disciplinée, il n’empêche que le poids de son passé et les contingences de sa situation crée en lui une tension toute dramatique. Ses choix sont tout orientés vers son salut, ce qu’il veut être sa rédemption, mais toutes ses actions sont nécessairement influencées, ou plutôt aiguillonnées, par les souvenirs.
Ce personnage est remarquable parce qu’on sent bien qu’il refuse ce que son passé a fait de lui et qui ferait qu’il serait déterminé par celui-ci et, dans le même temps, il reconnaît qu’il pèse assez lourdement sur ses actions présentes qui ne seraient donc pas aussi libres qu’elles paraissent.
William Tell ne peut de ce fait vivre pleinement son présent. Il est conditionné par son passé, une espèce de déterminisme interne qui limite ses choix. La routine rigide qu’il a mise en place dans son quotidien consiste précisément à contrer les instincts, issus de son passé, à prendre le dessus. William Tell est l’incarnation d’une question qui nous concerne tous : être accablé par son passé fait-il que nous ne pouvons y échapper ?
La résolution du conflit
Cette résolution n’est pas le fruit du hasard. Elle correspond à une maturité morale du personnage. Fi des facteurs extérieurs qui viennent contrecarrer cet épanouissement ? Que nenni. Sans eux, il ne saurait y avoir triomphe de la volonté. L’arc d’un personnage est animé d’un effort personnel, mais il s’accompagne aussi d’une certaine acceptation de son sort, une négociation avec soi-même.
La complexité des conflits humains est telle qu’on peut se demander si une résolution n’en sera jamais possible. Nous avons ainsi Charlie et Nicole (Marriage Story (2019) de Noah Baumbach), deux êtres qui parviennent à surmonter leurs faiblesses et leurs attentes de l’autre pour atteindre un équilibre nécessaire au bien-être de leur fils. Les pressions sociales pèsent lourdement et exacerbent la situation conflictuelle entre ces deux personnages ; pourtant, c’est leur capacité à évoluer et à accepter qui consiste en cette maturation afin qu’une certaine réconciliation soit possible.
Article passionnant ! ✍️ Ce qui m’a marqué, c’est ton point sur la nécessité de faire monter la tension progressivement. Parfois, j’ai tendance à balancer direct un gros clash entre mes persos, alors qu’un conflit qui couve lentement est bien plus puissant. Ça me donne envie de retravailler mes scènes pour leur donner plus d’intensité et de nuances. Merci pour cette pépite ! 🚀