L’ABSTRACTION

5
(1)

Posons l’idée de justice ou d’amour. Ce sont des concepts et en tant que tel, rien de concret. Les archétypes, par exemple, seront considérés comme des abstractions, c’est-à-dire qu’on isole par exemple dans l’archétype du héros les traits qui caractérisent un héros ou une héroïne. C’est l’idée d’un héros, d’un mentor, d’un méchant de l’histoire… En fait, en créant un héros, nous incarnons un concept abstrait.
Autre exemple : le bien et le mal. Nous pourrions les représenter comme la lumière et l’ombre, c’est-à-dire des choses visibles, perçues par nos sens alors que nos idées travaillent de l’intérieur. Et si nous en faisons des motifs récurrents, nous appliquons ces concepts dans l’élaboration de notre travail intellectuel. De même, lorsque je parle d’un dilemme moral ou d’une quête existentielle. Un personnage a une existence et peut-être ou même probablement il cherchera une forme de plénitude qui lui convienne à lui, non à un autre (la plénitude est le concept, la forme est le cas singulier de cet épanouissement).

L’abstraction

L’abstraction est un processus mental qui nous permet donc d’isoler des caractéristiques essentielles, c’est-à-dire qui participent de l’essence (ou de la nature, si vous préférez) des choses (qui sont soit des objets, soit des idées). Nous distinguerons cependant le concept qui est une abstraction formelle, l’amour par exemple, ou la haine et l’abstraction sensorielle qui est une simplification en fait. En effet, alors que l’abstraction formelle relève ou relèverait (pour laisser place au doute raisonnable) d’une cogitation sur la justice par exemple, sur ce qu’elle est en général sans en inférer de cas particulier, l’abstraction sensorielle tire hors des phénomènes que nous percevons certains traits qui à eux seuls suffisent pour que nous reconnaissions ce phénomène singulier. On parle alors de réduction perceptive.
Et cela nous est très utile quand nous racontons une histoire. Bon, il me semble vrai aussi que, quelle soit formelle ou sensorielle, l’abstraction simplifie. Pourquoi simplifier ? Pour l’expérience de laquelle surgit l’émotion. Je prends un exemple extrême : Samsara (2023) de Lois Patiño. Ne cherchez pas l’intrigue, elle importe peu. Ce qui compte ici est l’expérience à laquelle nous sommes conviées. Lois Patiño nous invite à une expérience méditative et introspective ; c’est un envoûtement rendu possible par une narration épurée autant visuellement que dramatiquement. On nous invite à la contemplation.

Abstraire n’est pas généraliser

Nous avons vu qu’abstraire consiste à isoler d’une idée, d’un objet ou d’une situation ce qui ramène à l’idée, à l’objet ou à la situation sans se soucier des détails concrets et particuliers. Prenez une poterie : son matériau, sa forme, enfin tout ce qui permet d’identifier cette poterie-ci, nous ne nous en préoccupons pas. Nous tirons de la poterie les caractéristiques essentielles qui font ce qu’elle est, le concept de poterie. Je peux dire le même de la couleur rouge si je l’entends comme ce qui est commun à plusieurs entités, quelque façon dont celles-ci se manifestent à moi.

Maintenant, nous expérimentons ou nous observons un phénomène singulier. Et que cherchons-nous à faire ? À dégager un principe qui se répéterait dans d’autres cas que nous jugeons similaires. C’est un processus inductif ou dit plus simplement, nous passons du particulier au général. En somme, l’abstraction simplifie la pensée que nous avons d’une chose alors que la généralisation l’unifie en l’élargissant.

La résolution de problèmes

S’il est bien un problème qui inquiète l’autrice et l’auteur, c’est celui de la résolution que leur personnage principal peut donner à son problème. Que nous permet l’abstraction ? Elle synthétise l’information. Inception (2010) de Christopher Nolan n’est pas facile d’accès comme souvent les films de Nolan. Les rêves, l’inconscient, la manipulation de la pensée d’autrui sont des concepts très complexes que Nolan tente de nous rendre compréhensibles en usant d’une narration structurée en rêves dans les rêves et d’objets abstraits comme ce totem pour différencier ce qui est rêvé de la réalité.
Si Nolan avait tenté autrement de nous initier aux mécanismes du rêve, sa parole nous aurait barbé dès ses premiers mots. Alors, l’emploi de la métaphore est plus pratique : une architecture mouvante, cet escalier de Penrose…).

L’ idée est alors de synthétiser pour faciliter l’accès à ses notions à la fois sur le plan de l’intelligence mais aussi des émotions. L’abstraction est souvent thématique, s’attaquant à des idées universelles comme la justice, par exemple. Qu’est-ce que la justice autrement qu’un équilibre entre les droits et les devoirs ou peut-être plus simplement entre le juste et l’injuste. Dans un récit, l’idée de justice peut servir le conflit au cœur de l’intrigue. Dans un monde où des puissants donnent aux règles leurs propres images, comment croire en une justice ? Arrêtons-nous un instant sur Sleepers (1996) de Barry Levinson. Ce récit nous interpelle : est-il juste de transgresser les règles alors que le système légal s’est avéré défaillant ? Ne me méprenez pas, il ne s’agit pas de se faire justice mais seulement de pallier aux institutions lorsque celles-ci ne peuvent s’avouer inefficaces. Bien-sûr, cette justice personnelle nous titille l’esprit. D’autant plus que nous avons, ici, la démonstration d’un système corrompu et partial, facilement manipulable. Alors la justice en tant qu’idéal : une terrible désillusion.

Un autre thème est souvent au cœur des récits : celui de la liberté. Est-on vraiment maître de soi ? En vérité, je crois vraiment avoir conscience de moi, mais mes choix, mes décisions sont-ils vraiment libres ? Peuvent-ils échapper non seulement aux forces qui m’environnent mais aussi à ce qu’il se passe en moi ? L’excellent Le Procès (1962) de Orson Welles nous donne à réfléchir sur ce propos. Terrible spirale dans laquelle Josef K. se trouve entraîné. La liberté que Josef K. pensait posséder lui devient l’évidence d’une illusion. Manipulé par des forces qu’il ne comprend pas, il est cet individu moderne (symboliquement nous) englué dans des systèmes abstraits et déshumanisés, c’est-à-dire la bureaucratie singulièrement et la société en général. En somme, comme Albert Camus l’a brillamment démontré, l’absurdité du monde prive nos choix d’un sens qu’il serait vain de rechercher.

Dans l’arc d’un personnage, il est aussi question de rédemption. C’est une interrogation à laquelle la fiction adhère très souvent. A t-on droit à la rédemption ou devons-nous la mériter ? Souvent, l’éthique ou la religion entrent en jeu dans ce questionnement. Comment un ancien criminel pourrait-il obtenir le pardon de ses victimes ? Voyage au bout de l’enfer (1978) de Michael Cimino, au-delà de décrire les horreurs de la guerre, c’est à une volonté de rédemption personnelle et collective à laquelle nous sommes conviés. Le personnage principal, Michael, opère cette tentative de pardon pour lui-même et pour ses amis.
Mais peut-on vraiment se libérer alors qu’il est impossible de réécrire le passé ? L’action et le sacrifice pour Michael traduisent sa tentative de rachat mais le récit nous interpelle et n’affirme rien : que devrions-nous faire pour mériter la rédemption ? Nous pourrions convoqués Kierkegaard ou Dostoïevski comme appui pour notre propos. Kierkegaard par exemple affirme que la rédemption passe par une réconciliation avec soi-même et que la souffrance est le moyen de la transformation. Sauf qu’ici, dans Voyage au bout de l’enfer, les conséquences rendent la quête impossible.

Écrire l’abstraction

Le symbole est un art difficile à manier. Il est sans conteste un moyen d’écrire l’abstraction. Le bien, le mal, la rédemption, donner un sens à son existence : des thèmes universels qui s’incarnent non seulement chez les personnages mais aussi dans les choses du monde. On se sert alors de métaphores visuelles car les mots sont des images dans un scénario. C’est le cas de la lumière, lourdement chargée de significations à déchiffrer : elle peut représenter le bien. Dans The Tree of Life (2011) de Terrence Malick, elle est grâce divine et transcendance. Elle est la présence qui rend notre présence sur cette terre intelligible. Sans elle, sans cette condition, nous ne saurions aspirer à un ordre supérieur.

L’eau chez Guillermo del Toro (La Forme de l’eau (2017)) est amour et rédemption. Le bassin de la créature n’est pas un lieu d’emprisonnement. Ici, l’eau réunit deux mondes où les différences sont comme purifiées. Dans Stalker (1979) de Andrei Tarkovski, l’eau aussi est omniprésente. Son lent mouvement provoque en nous une pensée sur le temps et la mémoire, deux notions inextricablement liées. Et dans Blade Runner 2049 (2017) de Denis Villeneuve, lumière et ombres symbolisent l’humanité et l’inhumanité, quête désespérée des réplicants. C’est la magie de l’abstraction : il y a bien plus au-delà de l’apparence, de la superficialité.

Les situations emblématiques, c’est-à-dire des scènes qui manifestent un thème universel ou une expérience humaine puissante, sont des abstractions par leur nature même. Ces scènes, en effet, sont facilement reconnaissables parce qu’elles nous parlent de courage, de trahison, de perte, de sacrifice qui est un renoncement ou bien encore un dilemme moral qu’il est si difficile d’exprimer par les mots car ce sont nos valeurs qui s’opposent.

Et pourquoi nous parlent-elles ? Parce qu’elles s’adressent à notre imaginaire collectif faisant fi des cultures ou des époques.

Une structure comme le Hero’s Journey décrit par Joseph Campbell en 1949 est aussi une abstraction : Considérons Gelsomina de La Strada (1954) de Federico Fellini ; certes, elle n’est pas d’une nature héroïque mais elle nous entraîne à sa suite dans un parcours émotionnel et symbolique de relation abusive et de quête de soi. Les Misérables (2019) de Ladj Ly parle aussi de sacrifice et de dilemme moral face aux choix éthiques dans un contexte de violence systémique. Les cultures sont différentes, les temps autres, mais qu’importe puisque c’est de notre condition humaine que l’abstraction nous parle.

Un récit, s’il se veut sincère, est toujours en recherche de la vérité.

Comment avez-vous trouvé cet article ?

Cliquez sur une étoile

Average rating 5 / 5. Vote count: 1

No votes so far! Be the first to rate this post.

Cet article vous a déplu ?

Dites-nous pourquoi ou partagez votre point de vue sur le forum. Merci

Le forum vous est ouvert pour toutes discussions à propos de cet article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

HTML Snippets Powered By : XYZScripts.com