LE CONCEPT D’ABYSSE CHEZ CAMPBELL – 1

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abysseQue sont les abysses pour Joseph Campbell ? Dans le prologue sur le Monomyth sous Tragegy and Comedy de The Hero with a Thousand Faces, Joseph Campbell constate que la littérature moderne, selon lui, est axée sur les échecs, les défauts et les lacunes de l’existence humaine ; en bref, elle est souvent tragique.
La comédie sert de satire, mais pas d’expression logique du bonheur ou de la joie. Par expression logique, nous pouvons entendre que la comédie serait une conséquence qui configurerait un moyen d’expression ; c’est-à-dire, ici, la satire.

Les contes et les mythes comblent cette différence, en offrant triomphe, succès et épanouissement dans un contexte dramatique, et en nous rachetant.

The passage of the mythological hero may be overground, incidentally; fundamentally it is inward, into depths where obscure resistances are overcome, and long lost, forgotten powers are revivified, to be made available for the transfiguration of the world.
This deed accomplished, life no longer suffers hopelessly under the terrible mutilations of ubiquitous disaster, battered by time, hideous throughout space; but with its horror visible still, its cries of anguish still tumultuous, it becomes penetrated by an all-suffusing, all-sustaining love, and a knowledge of its own unconquered power. Something of the light that blazes invisible within the abysses of its normally opaque materiality breaks forth, with an increasing uproar.

Le passage du héros mythologique peut être superficiel et accessoire ; fondamentalement, il est intérieur, dans des profondeurs où des résistances obscures sont vaincues, et où des pouvoirs longtemps perdus, oubliés, sont revivifiés, pour être mis à la disposition de la transfiguration du monde.
Cet acte accompli, la vie ne souffre plus désespérément sous les terribles mutilations d’un désastre omniprésent, battue par le temps, hideuse à travers l’espace ; mais avec son horreur encore visible, ses cris d’angoisse encore tumultueux, elle se laisse pénétrer par un amour qui la soulage et la soutient tout entière, et par la connaissance de sa propre puissance invaincue. Quelque chose de la lumière qui flamboie invisible dans les abîmes de sa matérialité normalement opaque éclate, avec un tumulte croissant.

Joseph Campbell nous dit qu’une fois que le héros mythologique a achevé son sombre et tortueux voyage à l’intérieur de lui-même, dans des profondeurs où d’obscures résistances sont surmontées et où des pouvoirs oubliés et perdus depuis longtemps sont renforcés… la vie ne souffre plus désespérément des terribles mutilations d’un désastre omniprésent, battue par le temps, hideuse à travers l’espace, mais avec son horreur encore visible, ses cris d’angoisse encore tumultueux, elle est pénétrée par un amour qui la soulage et la soutient entièrement, et par la connaissance de son propre pouvoir invaincu. Quelque chose de la lumière qui flamboie invisiblement dans les abysses de sa matérialité normalement opaque éclate, avec un tumulte croissant.

Une transformation psychologique
obscure resistances

Le roi Midas se voit offrir une seconde chance et renonce au don d’or que Dionysos lui avait accordé ; Orphée est réuni avec sa bien-aimée par les dieux ; Prométhée est libéré de son esclavage et peut rejoindre son peuple.
Joseph Campbell nous dit que la fin heureuse des contes et des mythes doit être lue comme une transcendance de la tragédie de la vie humaine. Dans ce cas, le monde objectif est identique à lui-même mais il se produit un changement dans le sujet :

Where formerly life and death contended, now enduring being is made manifest – as indifferent to the accidents of time as water boiling in a pot is to destiny of a bubble, or as the cosmos to the appearance and disappearance of a galaxy of stars.
Là où autrefois la vie et la mort luttaient, maintenant l’être durable se manifeste – aussi indifférent aux accidents du temps que l’eau qui bout dans une casserole l’est au destin d’une bulle, ou que le cosmos à l’apparition et à la disparition d’une galaxie d’étoiles.

Ici, il est admis la séparation du corps et de l’âme (ou être). L’être persiste totalement ignorant du temps et de l’espace. La tragédie est l’éclatement des formes et de notre attachement aux formes (c’est-à-dire aux apparences, ce que nous percevons) ; la comédie est la joie et l’affirmation naturelles et insouciantes de la vie.
Les deux font partie d’un même thème mythologique : une descente et une remontée (la chute est d’autant plus tragique que nous nous sentions élevé) qui, ensemble, constituent la totalité de la révélation de la vie.

Une personne doit connaître et aimer les deux (c’est-à-dire accepter à la fois le don de la vie et l’aspect nécessairement tragique de celle-ci) si elle veut être purgée (catharsis) du péché originel (désobéissance à la volonté divine) et de la mort (identification à la forme mortelle, car notre être ne connaît pas notre tragique et funeste destin).

La mythologie et les contes mettent au jour le chemin de nos sombres profondeurs (considérées par Campbell comme un labyrinthe où nous errons) ; les incidents (accidents et autres contingences de la philosophie) sont magiques (c’est-à-dire irréels) car ils représentent des triomphes psychologiques et non physiques.
Même dans le cas d’une personne réelle, ses actes sont oniriques ; l’important n’est pas que telle chose ou tel événement se soit produit, mais qu’avant cela, une chose plus primaire ait dû se produire dans le labyrinthe intérieur de la psyché.

“The passage of the mythological hero may be over ground, incidentally; fundamentally it is inward -in to the depths where obscure resistances are overcome, and long-lost forgotten powers are revivified, to be made available for the transfiguration of the world”.
« Le passage du héros mythologique peut se faire sur le terrain, accessoirement ; fondamentalement, il se fait vers l’intérieur – dans les profondeurs où d’obscures résistances sont vaincues, et où les pouvoirs oubliés depuis longtemps sont revivifiés, pour être mis à disposition pour la transfiguration du monde ».

Notre passage sur terre n’est pas fondamental ; ce qui l’est, en revanche, est notre faculté (ou volonté) de parcourir notre monde intérieur. Prométhée revient du ciel avec le feu, Orphée voyage dans les enfers, Thésée entre dans le labyrinthe du Minotaure.
À travers leurs épreuves, ils sont transformés et reviennent avec leurs nouveaux dons qu’ils offrent au monde. Campbell défend la notion d’une réalité plus profonde que celle des objets physiques extérieurs que nous rencontrons et percevons par nos sens. Campbell dit : Je ne pense pas que ce soit ce que nous recherchons vraiment. Je pense que ce que nous cherchons, c’est l’expérience d’être vivant, afin que nos expériences de vie sur un plan purement physique aient des résonances dans notre être et notre réalité les plus profonds.

Les dieux, démons et monstres que le héros rencontre lors de son parcours personnel ne sont que la personnification de forces qui existent en lui, des puissances de l’âme aussi bien que du monde des vivants.
Ces obscures résistances seraient ce que nous ne pouvons dire (les mots ne sont pas suffisamment puissants pour cela). Nous interprétons et comprenons mal car nous employons des termes liés au temps et à l’espace pour décrire des réalités hors du temps et de l’espace.

Ces réalités sont donc obscures non pas parce qu’elles ne se laissent pas voir, qu’elles se cachent mais parce que nous ne savons pas les exprimer à moins que ce ne soit par les mythes et les contes, d’où le terme de révélation qu’emploie Campbell lorsqu’il s’agit de décrire ces réalités.

Long lost, forgotten powers

Pour illustrer notre propos, considérons André Pieyre de Mandiargues. Il est tout à fait légitime de considérer le trajet mythique des fictions de Mandiargues comme un périple dans le soi. Mandiargues l’explique lui-même dans ses entretiens avec Francine Mallet (Le désordre de la mémoire) explicitant son essai Le Cadran lunaire : J’ai cherché à travers Le Cadran lunaire à mieux me connaître et à tirer des ténèbres la face cachée de mon moi le plus profond.

A travers ses écrits, André Pieyre de Mandiargues cherche à faire un miroir de lui-même. Ses personnages représentent des aspects de lui-même. Conrad Mur (le narrateur du Soleil des Loups) serait un autre reflet de Mandiargues dans un sombre miroir.

En effet, si le but conscient du protagoniste (son désir) peut exister dans le monde extérieur, son but inconscient (son besoin) se trouve dans sa psyché. Par conséquent, le voyage n’est pas un voyage d’accomplissement mais de ré-accomplissement, un retour sur soi, pas de découverte mais de redécouverte.

Au niveau existentiel, ce que le protagoniste cherche a toujours été là… évité, ignoré, supprimé, anonyme (Long lost, forgotten powers). C’est cet aspect authentique de sa nature qui émerge à la lumière de la conscience et sert de dynamique à l’arc dramatique de son personnage.

the terrible mutilations of ubiquitous disaster

Mircea Eliade créditait les sociétés prémodernes, archaïques ou préindustrielles de terreur de l’histoire (dernier chapitre de son œuvre Le Mythe de l’Éternel Retour en 1949), c’est-à-dire la peur des hommes face aux hommes. Pour Eliade, le mythe est alors un moyen de fuir cette terreur de l’histoire. Campbell parle non seulement de cette terrible mutilations of ubiquitous disaster mais aussi de universal tragedy of man.

Par mutilations, il est probable que Campbell entend de véritables mutilations ; je préfère cependant y inférer plutôt une tentative d’ablation de la condition humaine comme le ferait un état totalitaire selon Hannah Arendt dans son ouvrage Les origines du totalitarisme. Albert Camus en 1956 se révolte contre l’absurdité inacceptable d’un monde dans lequel des enfants innocents doivent souffrir des agonies de souffrances insupportables et la mort.

cries of anguish still tumultuous

Notons que Pain, Sorrow et Agony possèdent un sens identique chez Campbell. Reprenons quelques unes de ses pensées :

  • Find a place inside where there’s joy, and the joy will burn out the pain. Trouver en soi la joie et la joie consumera la souffrance.
  • Opportunities to find deeper powers within ourselves come when life seems most challenging. Negativism to the pain and ferocity of life is negativism to life. We are not there until we can say ‘yea’ to it all. Les occasions de trouver des pouvoirs plus profonds en nous-mêmes se présentent lorsque la vie semble la plus difficile. Le négativisme face à la douleur et à la férocité de la vie est un négativisme face à la vie. Nous ne saurions être en les niant.

Ce qu’il faut admettre chez Campbell est qu’il considère le monde comme un lieu tragique. La modernité de nos sociétés avec leur progrès continu, le consumérisme exacerbé et un confort illusoire ne fait que masquer les drames humains qui se jouent par ailleurs.

La proposition de Campbell serait alors de plonger en soi à la recherche des forces que nous possédions il y a bien longtemps, de les reconnaître pour que, enfin, notre action ait une résonance dans le monde.

  • Suddenly you’re ripped into being alive. And life is pain, and life is suffering, and life is horror, but my god you’re alive and its spectacular. Soudain, on est déchiré par la vie. Et la vie est douleur, et la vie est souffrance, et la vie est horreur, mais mon dieu, vous êtes en vie et c’est spectaculaire.
  • The first step to the knowledge of the wonder and mystery of life is the recognition of the monstrous nature of the earthly human realm as well as its glory, the realization that this is just how it is and that it cannot and will not be changed. Those who think they know how the universe could have been had they created it, without pain, without sorrow, without time, without death, are unfit for illumination. Le premier pas vers la connaissance du miracle et du mystère de la vie est la reconnaissance de la nature monstrueuse du règne humain terrestre ainsi que de sa gloire, la réalisation que c’est ainsi et que cela ne peut pas être changé et ne le sera pas.
    Ceux qui pensent savoir comment l’univers aurait pu être s’ils l’avaient créé, sans douleur, sans chagrin, sans temps, sans mort, sont inaptes à l’illumination.

Campbell oppose earthly à glory pour distinguer la réalité physique et le divin ou métaphysique. Le modèle du hero’s journey s’intéresse clairement à son applicabilité dans nos parcours de vie personnels. Campbell relie constamment la quête extérieure de son héros à l’accomplissement de sa quête intérieure vers la spiritualité. Le héros est considéré comme ayant un lien inhérent avec les préoccupations spirituelles.
Pour un auteur comme Campbell, le divin à l’intérieur comme à l’extérieur de nous-mêmes se révèle dans le voyage héroïque, et nous sommes invités à le partager. Le héros reflète la face du divin dans le monde, et renaît en tant qu’homme éternel ; en écoutant l’histoire du héros, nous rencontrons l’impérissable en nous-mêmes.

  • What we are really living for is the experience of life, both the pain and the pleasure. Ce pour quoi nous vivons vraiment, c’est l’expérience de la vie, tant la douleur que le plaisir.
  • The demon that you can swallow gives you it’s power, and the greater life’s pain, the greater life’s reply. Le démon, que nous acceptons en nous, nous donne son pouvoir, et plus la douleur de la vie est grande, plus la réponse de la vie est grande.
  • Love is the burning point of life, and since all life is sorrowful, so is love. The stronger the love, the more the pain. Love itself is pain, you might say – the pain of being truly alive. L’amour est le foyer de la vie, et comme toute vie est douloureuse, l’amour l’est aussi. Plus l’amour est fort, plus la douleur est grande. L’amour lui-même est une douleur, on pourrait dire la douleur d’être vraiment vivant.
  • Men sometimes confess they love war because it puts them in touch with the experience of being alive. In going to the office every day, you don’t get that experience, but suddenly in war, you are ripped back into being alive. Life is pain; life is suffering; and life is horror – but, by God, you are alive. Les hommes avouent parfois qu’ils aiment la guerre parce qu’elle les met en contact avec l’expérience de la vie. En allant au bureau tous les jours, vous ne faites pas cette expérience, mais soudain, à la guerre, vous êtes ramené à la vie.
    La vie est douleur ; la vie est souffrance ; et la vie est horreur – mais, par Dieu, vous êtes vivant.

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