QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR LE THÈME

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Que signifie le thème ? Dans une recherche, il y a l’objet. Par exemple, si je souhaite parler de la nature du temps, l’objet de ma quête sera le temps.

Le sujet de la recherche serait alors la nature de ce temps. Le thème est précisément ce sujet. C’est un espace que l’on cherche à explorer, peut-être pour le comprendre ou en faire une démonstration car un auteur est d’abord quelqu’un qui s’adresse à autrui.

On écrit pour les autres. L’exutoire que procure l’écriture est alors subsidiaire. Le thème devient alors un territoire de l’expérience humaine qu’un auteur se propose d’explorer.
Tous ces éléments intangibles tels que la justice, l’amour, le courage, la confiance, la jalousie… sont des aspects de notre expérience, difficiles à saisir de nos mains mais que nous pouvons néanmoins connaître.

On peut dire que la fonction de l’écriture dramatique est simplement de mener cette exploration afin de faire connaître l’intangible, le thème.

Il y a cependant une nuance à ajouter à cette assertion qui confond le thème et le sujet. Un sujet sert de fondement à une œuvre littéraire, tandis qu’un thème est une opinion exprimée sur le sujet. Ainsi, par exemple, un auteur peut choisir la guerre comme objet pour son récit et le thème pourrait être son opinion personnelle que la guerre est une malédiction pour l’humanité.

Le sujet serait l’humanité en temps de guerre et le thème devient plus précis alors que l’auteur exprime son opinion personnelle qui serait alors que la guerre (objet de la recherche) est une malédiction (le thème) pour l’humanité (le sujet de la recherche).

En général, c’est aux lecteurs d’explorer le thème d’une œuvre littéraire en analysant les personnages, l’intrigue et d’autres dispositifs littéraires.
Mais cela n’est pas obligatoire à la première lecture. En première lecture, c’est d’abord la sensibilité du lecteur qui est interpellé par ce qu’il lit ou par ce qu’il voit.

La nuit des rois

thèmeTwelfth Night, Or What You Will (La nuit des rois) est une comédie de William Shakespeare.

Les mots ont leur mot à dire avant de faire sens. Shakespeare avait l’habitude d’établir son thème dès les premières lignes.
Ainsi, Hamlet commence par la première sentinelle déclamant Halte-là ! Qui est-ce ? reflétant les interrogations soulevées par Hamlet et Shakespeare sur le doute et l’identité.

Considérons la scène 2 du premier acte de La nuit des rois :

Scène II

Le rivage de la Mer.

Entrent VIOLA, Un Capitaine de vaisseau et des Marins

Viola. — Quelle est cette contrée, mes amis ?

Le Capitaine. — C’est l’Illyrie, Madame.

Viola. — Et que ferais-je en Illyrie ? mon frère est aux Champs-Elysées. Peut-être ne s’est-il pas noyé : qu’en pensez-vous, matelots ?

Ce qui, de façon décevante pour Robin Mukherjee, semble être la plus morne des mises en place, nous disant simplement que Viola est en Illyrie et que son frère est (probablement) mort.

Nous devons tous écrire ce genre de choses de temps en temps, confondus par le besoin absolu de dire au lecteur ce qu’il se passe.
Voyez cependant s’il y a autre chose à dire ; ou plutôt, malgré la simplicité des informations, s’il y a des nuances, des niveaux de lecture et des textures qui nous font passer d’un simple fait narratif à un thème, en passant par une histoire.

Gardons en tête qu’une analyse, une critique, un avis sont d’abord interprétatifs. En eux, rien de définitif, d’exhaustif, ni de vérités.
Voici donc une interprétation possible :

Viola s’adresse au Capitaine et aux marins collectivement. Intuitivement, cette façon de faire crée une distance entre Viola et les autres personnages.
Un metteur en scène aurait pu la faire entrer légèrement à l’écart, marchant seule, les autres lui donnant un espace par respect, par sollicitude ou toute autre raison.

On pourrait évidemment mettre en scène de différentes manières, mais il y a une douce aporie dans son utilisation du mot « amis », comme si elle faisait honneur à cet honneur qu’on lui fait, ou si elle tendait la main ou créait un lien par sa déclaration pour réduire cette distance.

Si elle est parmi des étrangers, alors, elle est seule. Shakespeare aurait pu nous la présenter seule sur scène pour prononcer un monologue, mais la solitude est toujours plus poignante en la compagnie des autres et, il est vrai, elle a aussi besoin de quelqu’un pour répondre à sa question.

Nous avons encore la mémoire de la scène précédente dans laquelle nous sommes exposés au duc Orsino qui se meurt d’amour pour la comtesse Olivia mais celle-ci, incapable de s’accommoder du deuil de son frère et de son père, refuse ses avances.

Shakespeare nous a préparé à la question de l’isolement volontaire d’un part et forcé d’autre part d’autant plus que c’est par leurs envoyés et non en personne qu’ils communiquent.

Lorsque Viola entre en scène, nous sommes donc en conditions pour accepter qu’elle aussi soit dans une sorte d’absence de l’autre, de son frère précisément.
Aussi simples que soient ces quelques lignes, elles contiennent beaucoup de narratif. Le fait qu’elle ne sache pas où elle se trouve nous dit qu’elle est étrangère au lieu, mais aussi que son moyen d’arrivée en ce lieu était hors du commun.

Un indice pourrait être révélateur si les personnages présents avaient leurs tenues humides. Nous aurions pu avoir la scène du naufrage, bien sûr, comme dans La Tempête, mais il ne s’agit pas de naufrages ; il s’agit de liens humains et de la douleur de la séparation.

Suivre son thème

Selon Robin Mukherjee, du point de vue de l’auteur, la connaissance du thème principal nous permet de choisir parmi les nombreuses possibilités narratives ; et il est généralement judicieux de mettre l’accent sur ce qui sert le tout.
Beaucoup de scénarios se perdent en digressions. Qu’ils chantent avec douceur n’est peut-être pas une raison suffisante pour détourner notre attention.

Le Capitaine répond à sa question car il a l’autorité de parler au nom de tous, et c’est à lui que les autres s’en remettent. Nous savons donc qu’il s’agit d’un monde hiérarchisé, et qu’elle est, dans ce monde, selon la manière à laquelle s’adresse à elle le Capitaine, une dame, et non une simple jeune fille (selon le point de vue que pourrait en avoir le Capitaine).

Elle ne va donc pas se lier beaucoup plus avec ces gens, et elle ne fait certainement pas partie d’entre eux, même si son utilisation du mot « amis » implique une expérience partagée.

Et Robin Mukherjee continue son analyse. Dans la brièveté de la réponse du capitaine, on retrouve un sens présumé de ce que représente l’Illyrie pour le public. L’Illyrie est légendaire pour sa richesse, ses pâturages luxuriants, ses bosquets odorants. Et, au cas où vous ne le sauriez pas, nous avons tout simplement compris la même chose de la scène précédente.
C’est un endroit opulent et confortable. Les gens viennent ici pour leurs vacances. Mais Viola n’est pas heureuse. Pourquoi ? Parce que quelle joie y a-t-il à retrouver son frère mort ? Elle est en deuil.

Et qu’avons-nous tiré de la scène précédente ? La comtesse Olivia rejetant la providence d’un monde magnifique parce qu’elle est meurtrie par la mort de son frère.

Il s’agit donc de passer à autre chose après la mort d’un être aimé. Et cela soulève plusieurs questions. Quand « passer à autre chose » après un deuil ?
Et comment concilier l’exigence incessante que la vie continue avec notre besoin profond de rester fidèle à l’être aimé ?

Ce sont des questions importantes, surtout pour ceux qui ont vécu un deuil proche. La pièce a été écrite environ cinq ans après la mort du fils de Shakespeare, âgé de 11 ans.
Ses autres enfants auraient fait leur deuil, comme lui, sans doute. La nuit des rois est donc une pièce comique et douce, avec des plaisanteries légères et une caractérisation hilarante, sur la mort, la solitude et la façon de surmonter la perte d’un être cher.

Retour au mythe

Les thèmes, même dans ces quelques lignes, sont complexes, riches et finement calibrés. Ils font également fortement écho au mythe d’Orphée que Shakespeare connaissait bien.

Ce paradigme classique a eu une forte influence sur la tradition littéraire à laquelle nous appartenons, et touche au cœur même de notre compréhension de l’art dramatique.

Ces quelques répliques réalisent cette évocation exhalée avec pudeur de thèmes profonds en parfaite harmonie avec la simple transmission d’informations narratives : Viola s’est installée dans un pays étranger, impuissante sans la protection de son frère, dépourvue de son amour et de sa compagnie.
Comme pour Orphée, son voyage consiste à trouver une compréhension différente et plus profonde de l’amour qu’elle recherche.

L’ÉMOTION ET SES EFFETS

émotion

 

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